Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/388

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

biblique, de vêtemens usés et fanés. Adélina, qui, à ce moment, était réellement belle de désolation grave et résignée, portait la coiffure des jours funèbres, le mouchoir blanc « .amarré aux trois pointes. » Dans le contraste de ce défilé de Jérusalem captive avec le vieillard affairé, effaré et poussif qui guettait si ardemment sa malle, et le brouhaha railleur de cette foule dont les types hétérogènes et multicolores s’entremêlaient d’uniformes dépareillés, il y avait comme un suprême résumé de ce fantastique règne et de ce fantastique pays, — je ne sais quoi d’incohérent et d’agaçant tenant le milieu entre le rire, l’émotion et le rêve. Qu’on imagine Harpagon égaré dans un bas-relief pharaonique dont les solennelles théories s’avanceraient, un jour de mardi gras, entre des gardes nationaux barbouillés d’ocre et de noir. Quand on fut arrivé au consulat général de France, M. Mellinet, notre chargé d’affaires, insista vainement auprès de l’ex-majesté pour qu’elle se hâtât d’entrer dans ce lieu d’asile. Comme un capitaine dont le navire sombre, et qui tient à honneur de ne passer que le dernier dans la chaloupe de sauvetage, Soulouque s’obstina à ne franchir le seuil que lorsque tous ses bagages furent en sûreté. Si le navire était perdu, la cargaison, grâce à Dieu, était sauve.

Un cruel crève-cœur était cependant réservé sur ce dernier point à l’ex-monarque. Le nouveau gouvernement signifia qu’il s’opposerait à l’embarquement des soixante boîtes à savon, qui en effet durent être laissées au consulat de France, d’où on les transporta peu après au trésor[1]. Est-ce à la pénible impression que Soulouque en ressentit qu’il faut rapporter le beau mouvement de désespoir dont les hôtes du consulat furent témoins ? Je ne puis garantir que l’authenticité de la scène. À un moment où tout le monde avait les yeux sur lui, Soulouque prit un des pistolets et se l’appuya résolument sur le front. Les cris : « Empereur, cher empereur ! qu’allez-vous faire ?… ne vous tuez pas ! » s’élevèrent aussitôt au milieu des gémissemens des femmes ; mais, par un concert instinctif qu’explique la crainte qu’au moindre mouvement des assistans la détente

  1. Par cette confiscation et celle de ses innombrables propriétés immobilières, Soulouque se trouve réduit pour tout avoir à ce que contenait la malle qui luit, (l’autorité voulut bien la considérer comme bagage), plus à une trentaine de mille piastres placées en France et en Angleterre au nom de l’impératrice, et à un autre placement en son propre nom qui peut s’élever à 100,000 piastres. Encore n’est-on pas bien sûr que ce dernier placement n’eût pas été retiré d’Europe. Les généraux auxquels l’ex-empereur consignait ses tafias lui doivent en outre, il est vrai, d’assez fortes sommes, mais le recouvrement en est fort douteux. Soulouque ayant chargé de Kingston son ancien ministre Guerrier-Prophète (devenu d’emblée ministre de la république) de réclamer ces sommes, Geffrard a formellement prié celui-ci de décliner la commission, ajoutant avec esprit qu’il n’était pas mauvais que les généraux vissent dans Soulouque un créancier.