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N’a p’rallé (nous allons) voir Lucinda.

Ça ça y est ça (qu’est-ce que) Lucinda ?

C’est maîtresse moé.

Comment li est ?

Li bel. Li gagné (elle a) cheveux d’argent. Li gagné épaulettes d’or. Li gagné bel panache comme comète…

L’officier, d’une voix tonnante : — Ça ous di (que dites-vous là) ?

Le soldat, d’un ton mignard : — Capitaine, moé pas dit ayen (rien) qui mal. Moé parlé maîtresse moé… Moé aimé li en pile (beaucoup). Li gagné cheveux d’argent, li gagné bel épaulettes d’or… »

Et l’officier devait, bon gré, mal gré, subir jusqu’au bout le portrait physique et moral de Geffrard, à quoi il prenait du reste lui-même un visible plaisir, si ce compromettant dialogue n’avait pas trop d’auditeurs.

Lucinda, pour continuer la métaphore, Lucinda faisait de son côté bon accueil à ses amans. Aux abords du territoire insurgé, les villages et les cases isolées que l’armée impériale rencontrait sur sa route étaient complètement déserts ; mais, soit pour éparpiller les soldats affamés de sa majesté par l’appât de la maraude, ce qui favorisait à la fois l’embauchage et les désertions spontanées, soit pour achever de les séduire par la certitude que la huche était mieux garnie chez Geffrard que chez Soulouque, les habitans, obéissant visiblement à un mot d’ordre, avaient laissé en partant toutes leurs provisions. Quand le 5 janvier les deux armées se trouvèrent enfin en présence[1], Geffrard n’avait plus devant lui que des estomacs reconnaissans.

Les deux moitiés de l’empire bataillèrent l’une contre l’autre durant quatre jours, et sans que l’humanité eût beaucoup à gémir. Nos renseignemens particuliers ne nous ont permis de constater pour les deux armées réunies que trois morts. On nous a vaguement parlé toutefois d’un chiffre total de dix ou onze hommes entre blessés et tués. Des accidens sont inévitables dans les foules. À vrai dire, on causait à coups de fusil et on se battait à coups de langue. Les quolibets railleurs que les soldats de Geffrard venaient, en déjeunant sur le pouce, lancer aux avant-postes de l’armée impériale, qui n’avait pas tardé à épuiser les provisions abandonnées par les paysans, faisaient d’heure en heure chez celle-ci de plus formidables vides que n’en eût produit la mitraille la mieux dirigée. Il faut du reste rendre cette justice aux sentinelles de Soulouque, que la plupart ne passaient à l’ennemi qu’à la garde descendante, et

  1. A la gorge Mario, à deux ou trois lieues de Saint-Marc.