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qui galopait avec sa poignée de volontaires sur les flancs de l’armée conservatrice. Aussi, quand la comète de 1858 apparut avec sa queue bifurquée à l’horizon, le peuple, singulièrement ému, et qui saisit l’allusion au vol, s’écria : « Geffrard monte en grade ; il a deux panaches ! »

Soulouque, bouleversé, fit appeler son sorcier de confiance, qu’il négligeait depuis des années. Celui-ci, éclairé par l’exemple de frère Joseph sur le danger de faire des prédictions désagréables, s’empressa de rassurer le monarque en lui disant que la comète n’était à Port-au-Prince que de passage, et qu’elle allait porter la révolution à quelque pays du continent, attendu que c’était au continent « qu’elle faisait les cornes. » Mais des jours, des semaines se succédèrent, et la comète ne disparaissait pas, station assez inexplicable de la part d’une comète qui avait affaire ailleurs. Autre circonstance suspecte : les cornes changeaient de direction, preuve que la terre ferme n’était pas seule menacée. Les inquiétudes de Soulouque se réveillèrent, et avec d’autant plus de vivacité que les blancs établis à Port-au-Prince épiloguaient tous les premiers, en citant force exemples à l’appui, sur l’influence politique des comètes, donnant ainsi aux superstitions africaines du monarque noir la sanction, décisive à ses yeux, des superstitions européennes. En attendant qu’il prît un parti définitif, Soulouque jugea que parler du malheur c’est l’appeler, et le Moniteur haïtien du 6 novembre, signalant en tête de sa partie officielle les « bruits alarmans qui circulaient depuis quelques jours, » invita le public à « se rassurer, » et menaça d’arrestation ou d’expulsion immédiate, selon qu’il s’agirait d’Haïtiens ou d’étrangers, les gens qui seraient « reconnus être les auteurs ou avoir été les propagateurs » de ces bruits.

Restait à savoir d’où venait le danger, ou qui, en d’autres termes, il fallait arrêter. Serait-ce le ministre des finances Salomon ? Celui-ci conspirait depuis quinze ans au vu et au su de la nation entière ; mais, outre que l’empereur aimait involontairement en lui le conseiller et l’apologiste des expéditions de l’est, où le ministre comptait que sa majesté pourrait bien finir par rester, Salomon passait pour disposer entièrement des piquets. L’arrêter, dans la pensée de Soulouque et surtout dans celle de son confident Delva, c’était du même coup se mettre sur les bras un parti redoutable et se désarmer d’un puissant moyen de terreur vis-à-vis de la bourgeoisie[1]. Le

  1. Soulouque était à peu près seul à ignorer que les piquets n’en voulaient plus à la bourgeoisie ; mais tout le monde ignorait avec lui que la vieille influence de la famille Salomon dans le sud s’était complètement évanouie. Pour mettre en lumière ce fait inattendu, il n’a fallu rien moins que la tentative du général Délice l’Espérance, un coquin fieffé qui, peu de jours après l’avènement de Geffrard, s’est avisé de proclamer Salomon à Jérémie. Pas un piquet n’a répondu à son appel, et à Port-au-Prince les zinglins, ces piquets de l’ouest, ont, à la nouvelle de la tentative de Délice, pillé et dévasté la maison de M. Salomon, qui n’a échappé à la fureur populaire que par la fuite.