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candeur pour son propre compte, et souvent aux propriétaires eux-mêmes.

La marine de l’état servait aussi à porter aux principaux centres de consommation, où il était consigné aux commandans de département et d’arrondissement, le produit des nombreuses gidldives que Soulouque créait avec les deniers de l’état et exploitait au moyen des troupes de l’état. L’apparition d’une concurrence pour laquelle étaient à la fois supprimés les avances de capital immobilier, les frais de production, de transport et de vente, laissait déjà, on le comprend, fort peu de chances de vie aux fabrications similaires ; mais ce n’est pas tout : soit par excès de zèle, soit par suite d’ordres formels, les généraux consignataires avaient de ces mots et de ces froncemens de sourcil que les cabaretiers interprétaient prudemment comme l’interdiction de vendre tout tafia qui ne proviendrait pas des guildives de sa majesté. Parfois même la défense était explicite. Sur les marchés envahis de cette façon, le tafia, ce lait des nègres, tripla de prix. Avec les représentans de la principale et presque de la seule industrie haïtienne, Soulouque indisposait du même coup la classe influente des cabaretiers, presque tous dignitaires du vaudoux, et la classe innombrable des ivrognes. « Pourquoi tafia si cher ? — Parce que li meilleur. — Pourquoi li meilleur ? — Parce que c’est tafia à l’empereur. — Pourquoi li fait tafia meilleur ? — Parce qu’il ne lui en coûte rien, etc. » Voilà un spécimen des dialogues sournois où s’élaborait l’éducation politique des nègres. Tout est dans tout : la notion du droit sortait pour eux d’un grog trop faible. Les bananes, les légumes, la viande, devenaient par le fait, de jour en jour, l’objet d’un monopole non moins onéreux. La police rurale étant complètement absorbée par la surveillance des propriétés de sa majesté, les bataillons de soldats-laboureurs que Soulouque y condamnait au jeûne se ruaient en toute liberté sur le bétail et les plantations du voisin, lequel cessait naturellement d’élever et de semer. Partout où Faustin Ier venait planter l’étendard du progrès agricole, il faisait immanquablement le désert. Les plaintes des propriétaires sur la double cause de ruine que leur apportaient l’accaparement des bras et l’insécurité de la production trouvaient d’autant plus faveur dans le peuple, qu’il était doublement atteint, lui aussi, dans ses moyens d’existence par un régime où la suppression des salaires avait pour pendant l’enchérissement des vivres, c’est-à-dire un besoin croissant de salaires, et qu’avec sa bonne part de la misère universelle il avait à subir, de plus que les bourgeois, la formidable aggravation des travaux forcés.

Ainsi les rancunes de natures si diverses que Soulouque avait