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intéressé à ce que les bourgeois ne désertassent pas la ville, enleva le vote par ce très court apologue : « Milate, cé bouteille ; si ous cassé li, ous pédi tout ça qui là-dans (le mulâtre, c’est comme une bouteille ; si vous la cassez, vous perdez tout ce qu’il y a dedans). »

Selon la manie nègre d’accoupler et de mener de front les sentimens les plus contradictoires, la pitié pour les victimes de la réaction ultra-noire de 1848 s’étendait aux agens disgraciés de cette réaction. L’exécution de Pierre Noir, survenue au moment même où les piquets du sud proclamaient la nécessité de laisser respirer les bourgeois, et qu’ils n’avaient pas essayé d’empêcher, souleva cependant chez eux une véritable tempête de lamentations. Soulouque ne parvint à les ramener au calme qu’en fusillant les plus affligés, et encore a-t-il dû recommencer plusieurs, fois. J’ai vu porter en terre Similien. Les noirs du Bel-Air et du Morne-à-Tuf, qui l’avaient laissé emprisonner sans mot dire, suivaient en masse le convoi, tous coiffés, en signe de désespoir, du mouchoir amarré aux trois pointes. On dut en arrêter une quarantaine qui osaient dire pauvé diabé (pauvre diable !). La musique même des régimens, mis sur pied pour la circonstance, joua spontanément des airs funèbres, auxquels le terrible gouverneur Vil-Lubin ordonna d’une voix tonnante de substituer l’air : Ah ! qu’il est beau de mourir pour la patrie ! qui, comme tous les airs patriotiques du pays, est extrêmement gai. Les assistans furent si indignés de ce déni de justice funéraire, que beaucoup d’entre eux, en manière de protestation, se vouèrent au blanc, le deuil des nègres. Le prince Bobo, dont Soulouque avait mis la tête à un prix très élevé, et qui dans sa fuite solitaire eut l’honneur d’être traqué par l’empereur en personne, suivi de toute la garde impériale, le prince Bobo a pu, durant trois ou quatre ans, errer impunément de case en case aux environs du Cap et s’aventurer même plus d’une fois la nuit dans la ville, où il était connu comme le loup. S’il n’y a pas retrouvé un seul partisan, il n’y a pas rencontré un seul délateur. « Bobo, c’est vrai chef à nègres, » répondaient, tous les premiers, les soldats de la garde à des Européens qui, pour les éprouver, les félicitaient sur l’énormité de la récompense promise. A. son égard comme pour Pierre Noir, comme pour Similien, la franc-maçonnerie morale d’une récente complicité survivait, dans le peuple et dans l’armée, à cette complicité même. Si d’ailleurs, et au fond de l’âme, la masse trouvait conforme à l’ordre naturel et à la juste balance des choses que les anciens meneurs terroristes devinssent de persécuteurs persécutés, son équité n’admettait pas que ce fût à Soulouque à se charger de la compensation, et le boucher qui condamnât le couteau.

La disgrâce et la noyade plus ou moins accidentelle de frère Joseph