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de leur nom. Qui donc a été accepté pour l’oracle d’un siècle plus éclairé ? Et ce n’est pas que par l’éclat de l’imagination, le prestige du talent, la verve de la passion, il ait suppléé à l’ascendant naturel de la vérité ; ses opinions, lors même qu’elles sont des erreurs, ne sont pas de ces erreurs brillantes qui éblouissent l’intelligence : son esprit est calme, ses doctrines plausibles, son style est terne, et n’exprime qu’avec mesure, et quelquefois avec un air d’incertitude, de froides convictions ; mais ses idées ont eu au plus haut degré le mérite supérieur de l’à-propos, un à-propos plus que séculaire, si j’ose ainsi parler, et non celui de la circonstance. Il est venu dans un temps où non-seulement sa nation, mais l’esprit humain, et jusqu’à un certain point la société européenne, rejetant des formes vieillies, ici sortant de révolutions récentes, là se préparant à des révolutions futures, avaient besoin d’être guidés et soutenus, et de voir réunies et consolidées en système toutes les idées qui, sous la forme du doute agressif ou de l’espérance spéculative, avaient commencé à saper les leçons et les traditions du moyen âge. Il fallait une autorité grave qui garantît qu’on avait raison. Rien ne manquait à Locke pour être cette autorité : le sérieux, la méditation, la probité, la fermeté. Il était prudent et hardi, doux et dédaigneux, modéré et résolu, original et simple. Avec une conscience attentive, délicate, éclairée, avec l’indécision apparente d’un esprit qui cherche, avec une défiance excessive et déclarée à l’endroit des prétentions et des illusions de l’esprit humain, il unissait une imperturbable foi dans la raison et dans ses progrès, une résolution exprimée avec mesure, suivie avec opiniâtreté, de l’opposer sans crainte et sans violence à tout ce qui lui faisait obstacle, à tout ce qui semblait l’entraver ou la méconnaître. Jamais homme n’a plus fidèlement pratiqué sa devise : Veritati unice litare. Mais la vérité pour lui, c’était à la fois celle de tous les temps et celle de son temps, celle de la philosophie et celle de sa cause. Il était honnête et calme bien plutôt qu’il n’était impartial. Sa froideur était à mille lieues de l’indifférence, et il voulait ce qu’il pensait. Le caractère de Locke a donc servi sa doctrine et sa renommée autant que son esprit. Cet esprit était ingénieux et sensé plutôt que profond et rigoureux, par conséquent plus propre à de justes observations sur la philosophie qu’à la conception méthodique d’une philosophie. Il était difficile d’être plus raisonnable sans une rectitude infaillible, plus accessible à toute intelligence sans une lucidité parfaite, plus fidèle aux mêmes vues et aux mêmes procédés sans une consistance logique absolue, plus pénétrant sans exactitude. On ne peut le lire sans qu’à l’instant même une foule d’erreurs se dissipent : il excite à penser ; la nuit tombe, mais des nuages restent ; les fers se brisent, la route est