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et qui n’ont pas toutes nos connaissances ; que ce qui ajoute pour nous à leurs sensations nos connaissances soit la nature de notre entendement, l’intellectus ipse de Leibnitz, laquelle nature est apparemment innée, c’est encore une vérité qui paraît d’une évidence vulgaire, si bien qu’on a peine à comprendre comment on a pu ne la pas apercevoir. Il semble donc que dans ce qui vient d’être dit Descartes aurait reconnu sa pensée, et Locke n’y aurait pas méconnu la sienne. Le premier n’a point soutenu systématiquement la doctrine des idées innées telle que Locke la réfute, et celui-ci n’a jamais développé ce sensualisme absolu que ses continuateurs ont prétendu lui emprunter ; c’est une doctrine qui l’avait précédée et qu’il n’avait reproduite qu’en la tempérant. Elle est plus absolue dans Gassendi, chez qui on lit textuellement : Omnis idea oritur à sensibus. C’est là que Locke aurait pu la découvrir par l’Abrégé de Bernier, si elle n’eût été en quelque sorte vulgarisée par le péripatétisme scolastique. C’est là que les philosophes français n’ont pas voulu l’aller chercher, aimant mieux la rajeunir et l’exagérer que de la remettre à sa date comme un préjugé des temps passés, au point que Turgot lui-même a écrit : « Locke, en nous apprenant ou plutôt en nous prouvant le premier que toutes les idées viennent des sens…, nous a montré le véritable point d’où les hommes sont partis et où nous devons nous replacer pour suivre la génération de toutes nos idées. »

Il est donc vrai qu’il a formé les philosophes français ; mais ils ont pu outrer sa doctrine, parce qu’une école ne manque jamais d’ajouter aux leçons du maître ; en Angleterre même, les disciples de Locke en ont fait autant. Il me semble que Toland et Collins ont toujours passé pour avoir pris de ses leçons. Il est le seul philosophe loué par Bolingbroke, qui scandalise encore la postérité sans en être lu. Or Collins, Toland et Bolingbroke ont dépassé Locke après l’avoir suivi. M. Tagart place très haut le nom de Hartley. Hartley est pour lui le digne continuateur de Locke. Or Hartley, des deux sources de la connaissance, la sensation et la réflexion, a formellement supprimé la seconde. Il a positivement professé la doctrine qu’on appelle en Angleterre sensationnelle, et en France assez improprement sensualiste. Hartley et Priestley, son admirateur, son abréviateur, ont soutenu le sensualisme et même un certain matérialisme. Condillac et Bonnet sont le pendant de Hartley et de Priestley, et même ils ne sont pas allés aussi loin. Si l’on se plaint surtout que des philosophes français aient attaqué la religion, Condillac et Bonnet sont irréprochables sous ce rapport, et Priestley a plus froissé qu’aucun d’eux les consciences chrétiennes par son Histoire du Christianisme. Il n’a pas d’ailleurs manqué de