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faveur de ces observations on s’expliquera mieux un certain caractère ou plutôt une certaine tendance dont les habiles défenseurs de Locke n’ont pu réussir à disculper sa philosophie.

Locke tend à dériver toutes nos idées de la sensation ; mais il veut bien y ajouter la réflexion, et voilà, selon lui, les deux sources de nos idées. Rien n’est plus simple que de montrer ce qu’il y a de vérité et d’erreur dans cette doctrine. L’homme étant sensible et, dès le premier moment de son existence, mis en contact avec le monde extérieur, sa pensée commence par la sensation même, et comme l’expérience ou les expériences successives dont se compose son existence sont les occasions de ses pensées et par suite de leurs développemens ultérieurs, la sensibilité est certainement en ce monde la condition générale de notre activité intellectuelle, et l’on peut dire, et l’on a dit dans toutes les écoles, que la connaissance humaine débutait avec la sensation. Cela veut-il dire que toutes nos idées viennent des sens, comme l’idée du rouge vient de la sensation du rouge ? Nullement. Personne ne connaîtrait le rouge, s’il n’en avait vu ; voilà une notion résultant de la sensation et, comme on peut le dire figurément, venue des sens ; mais peut-on le redire de toutes nos connaissances, de toutes nos idées, par exemple, de nos idées nécessaires ? Évidemment non. Faut-il dire avec Locke que c’est la réflexion qui les donne ? Sans aucun doute, la réflexion est un moyen de les distinguer, de les constater, de les dégager sous une forme précise et générale. Beaucoup de gens, n’ayant jamais réfléchi, ne se sont jamais dit par exemple : Tout ce qui commence d’exister a une cause ; mais ceux-là mêmes qui n’ont jamais réfléchi se conduisent, observent, pensent, raisonnent, comme s’il était vrai que tout ce qui commence d’exister à une cause. S’ils ne supposaient implicitement cette vérité certaine, un grand nombre de leurs actes n’auraient pas de sens. Bien donc que la réflexion soit utile ou nécessaire pour reconnaître cette vérité, elle ne l’est pas pour s’en servir, pour la concevoir dans l’application, pour y croire, et comme elle est enveloppée dans bon nombre de nos actes intellectuels, la réflexion peut l’y voir, mais la réflexion ne l’y a pas mise. Il y a donc des vérités ou des notions qui, sous la forme de lois de la pensée, ne viennent ni de la sensation ni de la réflexion, et l’on a pu dire qu’elles étaient innées en ce sens qu’elles sont dans la nature de l’esprit humain. Dans toutes nos pensées particulières, la vérité nécessaire est, comme Agrippine au conseil, invisible et présente.

Qu’il y ait autre chose dans nos connaissances que nos sensations, c’est une vérité des plus simples, et que prouverait au besoin l’exemple des animaux qui ont pour le moins toutes nos sensations