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pas, mais qui avaient mis en grand relief l’importance des faits extérieurs ; ami de Newton et de Boyle, ces habiles interprètes de la nature ; poussé par son génie propre, comme par celui de son pays, à ne jamais séparer le visible de l’invisible, l’utile du vrai, le réel de l’idéal, il s’attache avec une prédilection marquée aux connaissances sensibles, aux phénomènes extérieurs, aux explications physiologiques, à tout ce que l’ancienne science avait trop négliger. Il tend donc à substituer un engouement à un autre et à préparer l’absorption de la philosophie morale dans la philosophie naturelle. On en a la preuve lorsque, dans un passage qui fait d’ailleurs honneur à sa modestie, celui pour qui Platon et Aristote semblent ne pas exister, pour qui la scolastique n’a que des chimères, qui ne se proclame point l’élève de Bacon et ne cite Descartes que pour le réfuter, dit simplement, en parlant de son ouvrage : « Tout le monde ne peut pas espérer d’être un Boyle ou un Sydenham, et dans un siècle qui a produit d’aussi grands maîtres que l’illustre Huygens et l’incomparable M. Newton,… c’est un assez grand honneur que d’être employé en qualité de simple ouvrier à nettoyer un peu le terrain et à écarter une partie des vieilles ruines qui se rencontrent sur le chemin de la connaissance. » On voit là de quel côté de la science humaine le portaient ses admirations.

Cette puissance de la méthode expérimentale d’une part, et de l’autre cette facilité si commune à céder aux traditions du faux savoir et de l’autorité établie, sont deux idées qui conduisent Locke à diminuer outre mesure la force de résistance et la force d’action de l’esprit humain. Il le soumet trop absolument aux influences extérieures, à l’empire des causes autres que lui-même. C’est pour cela qu’il fait, même en morale, une si grande part aux lois et aux coutumes, admet la toute-puissance de l’éducation, croit plutôt à la rectification de l’esprit par les méthodes qu’à sa rectitude naturelle, impute aux préjugés seuls des travers et même des passions dont triompheraient aisément les leçons de la sagesse. Cette manière de considérer la nature et même la société humaine a pris faveur dans le dernier siècle, et elle trouvait évidemment son fondement dans une métaphysique qui atténuait ou perdait de vue les ressources propres, la constitution primitive de l’esprit humain, pour rapporter ses notions et presque ses lois aux suggestions du dehors, aux hasards de la sensation, de l’expérience, à l’action fortuite de la réflexion, au pouvoir de l’exemple, de la tradition et de l’habitude. La comparaison fameuse de l’âme humaine avec une table rase se lie assez logiquement à une certaine doctrine de l’indifférence et de l’égalité des esprits. Tout peut ainsi devenir entièrement accidentel, le savoir, les lumières et même la moralité. Je crois qu’à la