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dont la foi est déjà fort attaquée, il ne serait pas sans inconvénient de tenir pour un de ses maîtres l’écrivain qui, par ses principes de métaphysique, aurait frayé la route à l’incrédulité moderne. Déjà, dans son excellent livre sur l’histoire religieuse de l’Angleterre, M. Tayler avait expliqué l’influence de Locke sur son temps, en s’efforçant de la grandir et de l’innocenter à la fois. M. Tagart reprend la question sur nouveaux frais, il l’examine surtout au point de vue de la philosophie. Il trouve que Locke, pour la pensée et le style, est un écrivain tout anglais, que sa philosophie, empreinte au plus haut degré du caractère national, ne saurait être légèrement abandonnée par quiconque est fidèle soit au génie, soit à la gloire britannique, et que des Français, voire des Écossais, ne sont guère recevables à le juger, et dans tous les cas ne doivent pas être légèrement écoutés, lorsqu’ils prétendent le caractériser. L’accusation que tient à détourner M. Tagart, c’est moins encore l’accusation de matérialisme que celle de scepticisme. Or, le matérialisme, il n’est point dans Locke, car il ne faut pas donner ce nom à toute philosophie qui, semblable à celle d’Aristote, fait une juste part à l’expérience sous le nom de sensation. Le génie anglais est essentiellement aristotélique, et quant au scepticisme, si cette plante funeste a poussé sur le sol britannique, c’est au pied des montagnes de la Calédonie. Le grand coupable est l’Écossais Hume, Hume le véritable maître des incrédules français, des incrédules allemands, Hume dont les erreurs subtiles ont fait tout le succès des airs de sens commun de la philosophie de Reid, des apparences de profondeur de la philosophie de Kant.

Sans entrer dans le fond de la question, on pourrait prier M. Tagart d’observer que difficilement le hasard, une méprise ou l’artifice auraient pu décider toute une école, toute une génération à se donner pour chef un philosophe qui n’aurait rien eu de commun avec elle, qui n’aurait rien pensé de ce qu’elle-même pensait. On peut sans doute exagérer de certaines opinions, on peut abuser d’une doctrine, et coudre indûment, par un tour d’adresse logique, à un principe des conséquences qui n’en sortaient pas naturellement. Ainsi Condillac a certainement exagéré Locke. Avec moins de flexibilité, d’étendue, de mesure, Condillac avait plus de sévérité et d’exactitude : c’est un écrivain meilleur et plus précis, c’est Locke absolu. Il n’est pourtant, pas plus que Locke, coupable d’opinions intentionnellement contraires aux vérités fondamentales de toute religion ; il n’a contesté à l’âme aucun des attributs qui lui garantissent une existence indépendante. Son spiritualisme est positif, et cependant il a outré la philosophie des sensations, et par là prêté appui à ses continuateurs matérialistes. Il a travaillé pour eux sans penser