Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sensualisme français, et que Voltaire l’avait plus vanté qu’il n’aurait dû. C’est aujourd’hui la manière reçue de le défendre.

Tout le monde sait que la philosophie écossaise a pour point de départ la critique de Locke. C’est donc par esprit de justice que Stewart, qui ne lui épargne presque aucune des objections de Reid, et qui dit quelque part qu’il serait difficile de nommer un livre qui contînt autant de propositions contestables que l’Essai sur l’Entendement humain, s’est cru cependant obligé de reconnaître qu’une bonne partie des doctrines gravement fausses qu’on lui a attribuées à titre de tort ou de mérite viennent tantôt de l’inexactitude ou de l’incohérence de sa diction, tantôt et plus souvent de l’inadvertance ou de l’ombrageuse sévérité de ses critiques. Ainsi Stewart montre de quels passages corrigés par d’heureuses contradictions ont profité assurément sans malveillance les contemporains de Voltaire pour lui faire honneur de la doctrine qui réduit en principe les idées à des sensations. De même il prouve assez bien que, dans les pages où Locke a paru ébranler l’immutabilité des distinctions morales, il n’a véritablement attaqué que l’immutabilité de l’esprit humain, en montrant combien il varie dans sa manière de concevoir et d’appliquer les principes invariables du bon et du juste.

Les mêmes considérations ont été reprises avec de nouveaux développemens par M. Hallam, et sa haute raison, sa bienveillante sagacité est d’autant plus libre d’étendre sur Locke une protection impartiale, qu’il n’est, lui, engagé dans les liens d’aucune école, et n’hésite pas à qualifier sévèrement la façon dont Reid lui-même a représenté et jugé la philosophie que devait remplacer la sienne. La bonne foi de Reid est au-dessus de l’ombre d’un soupçon ; mais il se peut qu’à l’égard de Locke, comme de quelques autres, il ait abondé dans le sens de ses préventions et cru reconnaître les erreurs dont il aimait à triompher. M. Hallam d’ailleurs, comme tous les bons juges, reproche à Locke une ambiguïté de langage qui a pu nuire à la saine interprétation de sa philosophie ; mais il n’en est pas moins convaincu que, parmi les philosophes plus modernes, aucun, par l’étendue de ses recherches et par l’originalité de ses découvertes, n’a mérité d’être mis sur la même ligne que lui. Pour M. Hallam aussi, c’est à tort qu’il a été tantôt loué, tantôt accusé d’avoir exclusivement édifié la connaissance sur la base de la sensation, et quoique dans un passage célèbre il ait élevé des doutes sur l’incompatibilité absolue de la matière et de la pensée, il ne doit pas être soupçonné d’avoir méconnu l’immatérialité de l’esprit, pas plus que d’avoir nié l’existence de la loi naturelle, pour avoir signalé les erreurs de la conscience. Si Stewart, qui met les deux premiers livres de l’Essai au-dessous des deux derniers, y trouve cependant