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de Leibnitz, on le prévint qu’il passait pour un grand mathématicien, que cependant il avait plus annoncé que produit, et ses amis trouvaient qu’il ne l’avait pas compris, faute, disaient-ils, de se comprendre lui-même. Locke, après avoir lu ses réflexions, écrivait à Molyneux : « Des futilités de ce genre me font penser qu’il n’est pas ce très grand homme dont on nous a parlé, » et Molyneux répondait qu’il avait grande peine à l’entendre. Cependant Leibnitz n’avait pas de malveillance pour Locke ; il ne le poursuivit pas de ses critiques, et en sa qualité d’Allemand très déférent pour toute autorité officielle, très soigneux de sauver toujours les apparences avec le clergé, il écrivait au docteur Thomas Burnet : « Je lirai avec attention les amœbœa[1] de M. l’évêque de Worcester et de M. Locke. Je ne doute point que celui-ci ne se tire fort bien d’affaire. Il a trop de jugement pour donner prise à MM. les ecclésiastiques, qui sont les directeurs naturels des peuples, et dont il faut suivre les formulaires autant qu’il est possible. Et j’ai déjà remarqué, dans les endroits que j’ai vus d’abord, que M. Locke se justifie d’une manière très solide. » Leibnitz ne publia pas de son vivant sa critique de l’Essai, et de ce côté Locke n’eut donc aucun souci.

Il n’en fut pas tout à fait de même à l’égard des universités ; malgré son dédain pour leur philosophie, il était curieux de savoir l’accueil qu’elles feraient à la sienne. À Oxford, Bacon était comme non avenu. Aristote, ou plutôt la logique d’Aristote y était seule en honneur, et l’Essai ne précéda que de quelques mois l’abrégé d’Aldrich, qui a été si longtemps toute la logique et presque toute la philosophie d’Oxford[2]. Cambridge avait produit Bacon ; Cambridge possédait Newton. Malgré l’hostilité de Norris et de Lee, qui étaient de cette université, la doctrine de Locke y pénétra bientôt, et cinq ans après la publication de l’Essai, on y soutint ces deux thèses : Non dantur ideœ innatœ. — Probabile est animam non semper cogitare. C’étaient deux attaques formelles au cartésianisme, et la doctrine de Locke en avait fourni les termes et les motifs. Ainsi donc il disputa bientôt l’empire à Descartes, que John Smith et Henri More, cartésiens pourtant très peu sûrs, avaient fait apprécier à leur université. Il y avait quelques raisons pour que les plus prompts à abandonner la scolastique pour Descartes ne fussent pas les derniers à quitter Descartes pour Locke. Une secrète influence conduit l’esprit des temps modernes dans ses stations successives. L’Essai devint bientôt un livre classique à Cambridge. Le docteur Law y avait été maître du collège de Peter-House. Les critiques n’ont pas

  1. Lettres échangées.
  2. Compendium artis logicœ, 1690.