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aujourd’hui. Trois autres parurent avant la mort de Locke, et en 1748 treize avaient été imprimées, sans compter les cinq éditions de la traduction française de Coste et trois traductions latines. Cependant l’ouvrage avait été plus remarqué qu’approuvé. La première attaque vint de John Norris, théologien quelque peu platonicien et le seul disciple peut-être que Malebranche ait eu en Angleterre. Dans son Analyse de la raison et de la foi (1690), il mit en opposition le christianisme et la philosophie de Locke, qui ne paraît pas s’en être beaucoup troublé. Un censeur plus accrédité fut le docteur Stillingfleet, évêque de Worcester, qui a conservé beaucoup de réputation dans l’église. Ce fut surtout la doctrine de l’Essai sur l’Entendement humain, par les conséquences qu’elle lui semblait avoir pour la religion, qui excita sa sollicitude. En 1695, Toland avait imprimé son Christianisme sans mystère. On trouva qu’il s’était servi de quelques-uns des principes de Locke, principes dont les conséquences se montraient dans le Christianisme raisonnable, publié presque en même temps. Stillingfleet prit donc la plume. Il avait un certain talent de discussion, quoique plus habitué à discuter des textes que des raisons, et Voltaire veut bien reconnaître qu’il fut modéré pour un théologien. Locke ne put se dispenser de répondre, et il le fit avec beaucoup de mesure, sans s’interdire un ton de finesse et d’ironie qui chagrina fort son adversaire. On trouve qu’il n’a jamais mieux réussi comme écrivain que dans sa lettre à l’évêque de Worcester. Il y eut deux répliques du prélat, deux du philosophe, et la dernière, qui parut en 1698, contribua, dit-on, à la fin prochaine de Stillingfleet. Locke assurément ne s’y attendait pas, et dut trouver que mourir pour cela, c’était encore une manière de manquer de philosophie. D’après ce qu’il écrit à son cousin King, il faisait peu de cas de la façon de discuter de son adversaire, et trouvait surtout fort mauvais que, pour lui prouver que son livre n’était pas strictement orthodoxe, on le sommât personnellement de déclarer s’il croyait à la doctrine trinitairienne selon l’église.

On a soupçonné lord Shaftesbury lui-même, qui publia en 1698, sans y mettre son nom, les sermons de Whichcot, d’avoir, dans la préface, accusé les doctrines de Locke d’une certaine liaison avec les progrès d’un rationalisme incrédule, et il est certain que c’était son opinion, il l’a clairement exprimée plus tard. Au fond pour lui le reproche n’était pas grave, mais le public le tenait pour tel, et il était au moins étrange que celui qui faisait à Locke des objections contre son spiritualisme (nous avons sa lettre) parût appuyer contre lui les accusations de quelques hommes d’église[1]. Je sais bien

  1. Characterist. — Lett. to a slud. VIII. — King, Loche’s Life, t. Ier, p. 337.