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rien avoir de scolastique. Ils ont besoin non de l’érudition des mots, mais de la connaissance des choses. Ainsi l’instruction trop exclusivement littéraire qui a prévalu jusqu’ici doit faire place à une étude des langues, des sciences, de l’histoire, enfin de la philosophie, telle qu’elle puisse servir aux devoirs et aux occupations d’un honnête citoyen. C’est là le fond du traité de Locke, c’est là ce qu’il expose d’une manière claire et judicieuse, sans invoquer aucune autorité, sans recourir à aucune tradition, sans chercher des moyens d’effet dans les ressources du sentiment ou de l’imagination. L’éloquence n’a que faire là où il s’agit de parler au bon sens : il semble que Locke se soit posé cette règle dans tous ses écrits. Rousseau en ceci ne l’a pas imité.

Presque tous les auteurs qui ont écrit sur l’éducation paraissent la regarder comme à peu près toute-puissante. Cette opinion est naturelle à ceux qui font naître, avec Locke, la plus grande partie du mal en ce monde des préjugés et des habitudes, abus accidentels d’une société mal faite. Tous les réformateurs, et Locke en était un, partagent et même exagèrent cette idée. Comme elle est certainement vraie dans une certaine mesure, et qu’il a été jusqu’à présent impossible de déterminer jusqu’à quel point elle était vraie, elle est, comme encouragement au bien, fort préférable à une théorie pessimiste de l’humanité qui ne serait qu’une philosophie du désespoir. On peut seulement trouver assez curieux qu’un optimisme qui compte tant sur la raison soit en général accompagné d’un sentiment très vif et même d’une soigneuse démonstration de la limitation et de la faiblesse de l’esprit humain. Toutefois ce n’est pas un motif pour l’abandonner comme incurable. La médecine de Locke n’admet guère de maux incurables ; aussi entreprend-il, après l’éducation des enfans, celle des hommes faits. C’est le sujet de son ouvrage sur la conduite de l’entendement, le seul où il ait cité Bacon. Comme Bacon en effet, il attend tout d’une bonne méthode, et rien de l’enseignement officiel : l’esprit bien conseillé se guidera de lui-même dans ses études. Les conseils de Locke n’ont aucune forme pédagogique ; tout homme attentif peut les comprendre, et les appliquer ensuite à la direction de ses facultés, soit dans les emplois publics, soit dans la conduite de ses affaires, soit dans les études spéculatives. Cet excellent manuel est moins scientifique que pratique, quoiqu’un philosophe seul ait pu l’écrire, et il ne contient guère, sur les moyens de bien gouverner l’esprit dans l’examen des idées reçues, dans l’acquisition des connaissances, que des vérités définitivement adoptées par le sens commun. Mais du temps de Locke, et même après Bacon, le sens commun avait encore beaucoup à gagner ; il fallait désapprendre et il fallait apprendre. La