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importées de sa patrie, traditions qui introduisirent de l’ordre et quelques lumières dans la conduite d’un pays livré depuis plus d’un siècle à une incurie mortelle. Elle y fonda l’école française, dont Orry fut l’organisateur et Macanaz le publiciste, école qui arrêta, du moins en partie, la décomposition préparée par les derniers princes autrichiens, et dont l’œuvre principale fut l’acte de 1713 pour l’établissement de la loi salique en Espagne. Mme des Ursins concourut très activement à rendre à cette monarchie l’illusion de son ancienne grandeur, et la victime d’Elisabeth Farnèse prépara les armes avec lesquelles cette reine furieuse put troubler bientôt après le repos de l’Europe. Une ambition effrénée lit à la fois sa force et sa faiblesse. Modérée dans l’exercice du pouvoir, lorsque celui-ci ne lui était pas disputé, la princesse des Ursins se montrait, pour le conquérir ou pour le défendre, capable de toutes les violences, pour ne pas dire de toutes les iniquités. Avec beaucoup des qualités de l’autre sexe, elle n’eut aucune des vertus du sien. Sa conscience ne fut guère que de la rectitude d’esprit, sa religion qu’un hommage public à l’autorité confondue des deux majestés, ambas majestades, comme on disait en Espagne en parlant de Dieu et du roi. Sa pensée, toujours juste, manque d’ampleur et d’horizon, et son style a la sécheresse de l’acier poli ; des nombreux monumens épistolaires qu’elle nous a laissés jamais ne sort un cri parti du cœur, et l’émotion y est aussi calculée que la colère. Si son attachement pour la reine revêt des formes souvent touchantes, si une vraie sollicitude se révèle dans les minutieuses précautions dont elle entoure l’enfance de l’héritier du trône, on sent qu’ici même l’ambition est la racine de la tendresse, et que ces objets d’amour sont avant tout, pour elle, des instrumens de puissance. Ainsi s’est dessinée pour moi la figure de cette femme, entre ses injurieux détracteurs du siècle dernier et les chaleureux avocats qu’un retour de fortune vient de lui susciter. Je n’ai pas, comme on le pense bien, la prétention d’avoir libellé en quelques pages un arrêt définitif sur sa mémoire. J’adjure seulement les écrivains appelés au redoutable ministère de la justice historique de se tenir bien plus en garde contre les satires que contre les apologies : j’en pourrais apporter mille bonnes raisons ; mais Tacite m’en a dispensé en disant pourquoi la détraction est devenue l’écueil et comme la tentation perpétuelle de l’historien[1].


Louis DE CARNE.

  1. « Ambitioncm scriptoris facile averseris ; obtrectatio et livor pronis auribus accipiuntur : quippè adulationi fœdum crimen servitutis, maliguitati falsa species libertatis inest. » Histor., lib. I.