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pouvait être étranger à cette déclaration : il était devenu un de ces hommes à qui l’on prête tout ce qu’on redoute, et Charles II dit positivement à Burnet que tout était de l’invention de Shaftesbury. Il n’y trouva pas d’autre remède que de dissoudre le parlement ; c’était appeler le feu contre l’incendie.

Le nouveau parlement ne parut pas plus maniable ; dans cette extrémité, sir William Temple, si connu comme diplomate, persuada au roi de former un conseil nombreux et d’y appeler les chefs de l’opposition, en s’y conservant la majorité. On ne voulait ainsi que changer les apparences du gouvernement, et, pour compléter l’illusion, on nomma Shaftesbury président du nouveau conseil. Or qui était plus que lui propre à tirer parti de la duplicité d’une situation ? Qui savait mieux opposer l’artifice au mensonge ? Le plus vertueux patriote n’aurait pas rendu un plus grand service à l’Angleterre qu’il ne le fit en employant immédiatement son influence à faire passer aux chambres le bill pour la sauvegarde de la liberté individuelle. Ce n’est pas moins que l’institution révérée de tout Anglais sous le nom de l’acte d’habeas corpus. Voilà pourtant à quoi sert l’intrigue dans les pays libres !

Locke arriva en Angleterre (8 mai 1679) pour être témoin de cette conquête à jamais mémorable. Tout n’avait pas dû lui plaire également dans la conduite de son parti, et sa répugnance pour l’appui qu’on avait cherché dans les crédules passions du fanatisme pouvait bien l’avoir retenu à Paris pendant les premiers mois de l’année. Quelques passages de son journal semblent, par leur date, autoriser cette conjecture ; je n’en citerai qu’un : « 7 juin 1679. OPINION. Un homme réfléchi et prudent ne peut croire à aucune chose d’un plus ferme assentiment qu’il n’est dû à l’évidence et à la validité des raisons qui la fondent. Cependant la plupart des hommes, n’examinant pas la probabilité des choses en elles-mêmes ni le témoignage de ceux qui en sont les garans, prennent la commune croyance ou opinion de ceux de leur pays, de leur voisinage ou de leur parti, pour une preuve suffisante, et ainsi croient, comme ils vivent, suivant la mode et l’exemple ; et ces gens sont aussi zélés Turcs que chrétiens. »

Il avait écrit dans les mêmes pages, du temps qu’il était encore à Paris : « Là où c’est le pouvoir et non le bon exercice du pouvoir qui donne la réputation, toute injustice, fausseté, violence et oppression qui fait échec à ce pouvoir passe pour sagesse et habileté. » La portée de cette réflexion allait-elle jusqu’à Shaftesbury, ou s’arrêtait-elle à son parti ? Il est certain que tout ce que Locke a écrit sur lui témoigne d’une grande admiration et d’un véritable goût pour sa personne ; mais le goût et l’admiration ne rendent