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la justice, et ceux qui croient à l’innocence de M. Libri n’auront pas le droit de le dire publiquement. Il y a là un fâcheux nuage que M. Libri seul peut dissiper, et qu’il dissipera, j’en ai l’espoir. Je ne peux pas croire au divorce de l’esprit et de l’honnêteté ; c’est un bruit que dans tous les âges les sots se plaisent à répandre ; il leur serait si commode de faire de leur nullité la marque de la vertu. Les lettres aussi sont une armée ; on n’y connaît que le danger et l’honneur ; il n’y a place ni pour l’intérêt ni pour les passions basses que l’intérêt traîne à sa suite. L’écrivain vaut le soldat ; les veilles, les luttes, les déceptions tuent aussi sûrement que la mitraille, et tandis que celui qui reste sur le champ de bataille y trouve le respect et quelquefois la gloire, trop souvent le pauvre auteur, après une vie d’épreuves et de déboires, tombe sans espérance, ridicule pendant sa vie, oublié après sa mort. Ce ne sont pas des âmes vulgaires qui choisissent une telle destinée. Prenez quelqu’une de nos grandes époques littéraires, le règne de Richelieu, la jeunesse de Louis XIV ; pour des courtisans qui mendient, des nobles qui flattent ou qui trahissent, des financiers qui volent, combien y a-t-il d’écrivains qui se déshonorent, même parmi, les plus pauvres et, les plus dédaignés ? Les cœurs ont-ils changé depuis que les lettres donnent plus d’indépendance et de considération ? Pour moi, depuis vingt années que je suis entré en volontaire dans ce noble camp, j’y ai rencontré sans doute bien des petitesses et bien des misères, j’y ai entendu la jalousie et l’injure, je n’y ai jamais vu l’infamie. Si je m’éloigne de mon sujet, qu’on m’excuse ; je suis soldat, j’ai foi dans 1*honneur du corps, et c’est notre commun drapeau que je défends.

La célébrité de M. Libri tient à toute autre chose qu’au bruit qui s’est fait autour de son nom. Quand nos opinions, nos préjugés, nos colères, justes, ou non, auront disparu avec nous, cette physionomie singulière restera comme un sujet d’étude à l’usage des moralistes et des curieux ; c’est ainsi que je voudrais l’esquisser dès à présent. Je le répète, ce qui m’intéresse, c’est une figure originale, qu’Érasme eût placée en excellente compagnie dans son Éloge de la Folie ; je ne veux pas remuer des cendres brûlantes et qu’un souffle peut enflammer.

Le temps passe si vite qu’on a peut-être oublie ce qu’était M. Libri quand la France l’adoptait comme un des siens. Mathématicien et érudit, esprit fin et. varié, il avait pris une belle place sur les confins des sciences et des lettres ; nul n’était mieux fait que lui pour réconcilier deux puissances qui trop souvent se brouillent et se querellent par l’ignorance de leurs serviteurs. Il ne m’appartient pas de dire quelle est l’estime des géomètres et des physiciens pour l’Histoire