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J’ai cité ces lignes parce qu’elles prouvent, contrairement à l’opinion reçue, qu’il faut attribuer ses voyages, non pas à la constance de ses affections, mais à l’inconstance de ses désirs, et surtout parce qu’elles ont été écrites dans un moment de crise et que, sur la foi de Regnard lui-même, on en peut tirer l’histoire de sa vie, qui se diviserait ainsi en deux périodes à peu près égales d’agitation et de repos. Voyageur fatigué, il songe à prendre un parti et à s’arrêter enfin dans une douce profession ; mais quelle profession ? Ce ne sera pas celle des lettres : Regnard pensait que bien vivre vaut encore mieux que bien écrire, et, avant d’être un grand poète comique, il trouvera plus sûr d’être trésorier au bureau des finances de Paris, conseiller du roi, lieutenant des eaux et forêts, capitaine du château de Dourdan et grand-bailli de la province de Hurepoix. Trente ans plus tard, Voltaire devait prendre même soin de sa considération et de son indépendance, mais sans s’inquiéter autant de ses plaisirs. Il faut voir, dans sa sixième épître et dans la première scène du Mariage de la Folie, avec quel sens pratique Regnard gouverne sa vie à Paris et à Grillon, et de quel air satisfait il en parle. Horace eût mieux dit encore, mais n’eût pas mieux fait :

Pour être heureux, je l’avoûrai,
Je me suis fait une façon de vie
A qui les souverains pourraient porter envie,
Et, tant qu’il se pourra, je la continûrai.
Selon mes revenus je règle ma dépense,
Et je ne vivrais pas content,
Si, toujours en argent comptant,
Je n’en avais au moins deux ans d’avance.
Les dames, le jeu, ni le vin
Ne m’arrachent point à moi-même,
Et cependant je bois, je joue et j’aime !

Grand’chère, vin délicieux,
Belle maison, liberté tout entière,
Bals, concerts, enfin tout ce qui peut satisfaire
Le goût, les oreilles, les yeux.

Les hôtes même, en entrant au château,
Semblent du maître épouser le génie.
Toujours société choisie,
Et, ce qui me parait surprenant et nouveau,
Grand monde et bonne compagnie.

Grand monde, en effet, et société choisie, car Regnard pouvait compter au nombre de ses hôtes ou de ses convives non - seulement d’aimables poètes, comme Dufresny, Palaprat et Duché, mais le marquis d’Effiat, l’infatigable chasseur, le duc d’Enghien, petit-fils