Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/125

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même temps, il n’y eut plus aucun péril, il n’y eut au contraire que des avantages à enrégimenter les quelques ouvriers qui, dans les faubourgs des capitales ou dans les villes de second et de troisième ordre, s’étaient maintenus dans une sorte d’indépendance. Quand ce prétendu bienfait de la royauté leur fut vendu trop cher, ils en sentirent l’amertume ; ainsi, lorsque Colbert créa la corporation des limonadiers de Paris, personne n’acheta d’abord la maîtrise ; comme ce n’était pas l’affaire du ministre, qui avait compté sur le produit, il résolut d’obliger tout le monde à jouir de ses bienfaits, et par une ordonnance du 14 décembre 1675 il décida que les limonadiers seraient contraints par huissier à se présenter immédiatement devant leurs syndics, et à payer 150 francs et les 2 sous pour livre avant le 15 au soir. Il était rare cependant qu’on eût besoin d’avoir recours à de telles sévérités ; le plus souvent, il faut en convenir, les ouvriers allèrent d’eux-mêmes au-devant du joug, parce que le plus noble et le plus fécond des sentimens humains, le sentiment de l’indépendance personnelle, se trouvait éteint en France par le long despotisme des seigneurs, que remplaça presque sans intervalle l’habile et puissant despotisme des rois, et parce que, dans l’impossibilité d’être quelque chose par soi-même et de se résigner à n’être rien, tout le monde courait après un semblant de dignité, et voulait avoir un rang dans les processions, un titre sur son enseigne, une prétention à faire valoir contre le voisin. Les créations de corporations furent de deux sortes : tantôt on ne fit qu’appliquer un ancien règlement à une localité nouvelle, tantôt on créa de toutes pièces la corporation, le règlement, et même l’industrie. Henri IV, quoiqu’il y eût alors sur le marché des lettres de maîtrise de vingt créations différentes, voulut que tous les artisans dans toutes les villes du royaume fussent organisés en corporations : ce n’était que l’extension de règlemens anciens. Plus tard, on créa la corporation des gaîniers, des ouvriers en cuir bouilli, des limonadiers, des cuisiniers, celle des écrivains publics, celle des apothicaires, etc. Le nombre des corporations, qui était de soixante à Paris en 1672, s’éleva à cent vingt-neuf en 1691. Amiens avait des savetiers qui n’employaient que des fils secs, des tisserands qui n’employaient que des fils gras. L’Angleterre jeta sur le marché des sayettes tissues de fils gras et de fils secs, qui, par la qualité et le bas prix, accaparèrent du premier coup la faveur publique. Quelques membres des deux corporations, manquant à tous leurs devoirs, imitèrent les Anglais, et furent sévèrement punis ; mais les arrêts des parlemens ne suffirent pas pour dégoûter le public d’une étoffe qu’il payait moins cher et qu’il jugeait plus commode. Que fit-on ? Au lieu de toucher à l’arche sainte des règlemens