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poète, montrer les tics du talent qui se prononcent, la répétition perpétuelle et comme involontaire des mots préférés par l’imagination de l’auteur; je ne l’ai pas voulu. A quoi bon? Nous n’apprendrions rien à personne, car les défauts de M. Hugo crèvent les yeux du plus simple lecteur. Qu’il garde ces excentricités qui semblent lui plaire si fort, si c’est à ce prix que nous devons acheter les beautés dont ses œuvres fourmillent. Permettons-lui sans marchander toutes ses fantaisies, s’il nous donne en retour des poèmes comme ceux d’Aymerillot, de Bivar et du Petit roi de Galice. Je ne veux donc point lui chercher de chicanes pédantesques, et j’aime mieux, en terminant, lui faire une querelle d’un tout autre genre. S’il doit nous donner la suite de la Légende des Siècles, je désire que les futurs poèmes répondent mieux à leur titre général que les poèmes d’aujourd’hui. M. Hugo y a-t-il bien songé? Quoi! c’est là la légende des siècles, cette série de crimes, de trahisons, de meurtres et de rapines? Quoi! ce spectacle navrant, sanglant, boueux, c’est l’histoire de l’humanité? Pourquoi donc aller chercher au fond de l’Orient quelque tigre couronné, de préférence à tant de personnages à jamais illustres? pourquoi entourer de la splendeur de la poésie quelque médiocre souverain et quelque obscur scélérat, un Sigismond, un Ratbert? I y a eu d’autres personnages que des Sigismond dans l’Allemagne du moyen âge, il y a eu un Henri l’Oiseleur, un Frédéric Barberousse, un Rodolphe de Habsbourg. Il y a eu autre chose dans l’Italie du moyen âge que cette cohue d’intrigans sanguinaires que le poète nous montre entourant le fourbe Ratbert ; il y a eu un Dante, un Della Scala, un Castruccio Castracane, un Sforza. Non, la légende de l’humanité, ce n’est pas Anytus, c’est Socrate; ce n’est pas Denys de Syracuse, c’est Pélopidas et Dion; ce n’est pas Héliogabale, c’est Marc-Aurèle; ce n’est pas Richard III, c’est saint Louis; ce n’est pas Théodora et Marozie, c’est Jeanne d’Arc. Voilà les personnages qui composent la légende des siècles, qui forment la chaîne de la tradition humaine. Quant à ces personnages dont s’effraie la sombre imagination de M. Hugo, ils n’ont jamais eu de place dans la légende, et c’est à peine s’ils en ont aujourd’hui une dans l’histoire. La mémoire humaine n’a pas retenu leur nom : traîtres ou lâches, tyrans ou factieux, le même oubli les enveloppe tous. Et ce qu’il y a de pis pour eux, c’est qu’ils n’ont pas eu la gloire qu’ils ambitionnaient, et que le mal qu’ils avaient voulu faire n’a pas pu durer. Eux passés, l’âme humaine s’est levée comme le soleil après la tempête, et tout a été réparé. Espérons donc que l’imagination de M. Hugo se rassérénera, et que dans sa prochaine publication il nous donnera la vraie légende des siècles, celle qui raconte les miracles de la puissance morale, de la bonté et de l’amour.


EMILE MONTEGUT.