Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/985

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soins : glorieux de sa gloire, vivant de sa vie, j’espérais qu’au jour où j’irais joindre ses frères, je le laisserais après moi pour perpétuer mon nom et mon autorité au milieu de vous ; mais le Grand-Esprit l’a également appelé à lui. Il était le dernier soutien, l’espoir de ma vieillesse. Lui que j’aimais tant à cause de son mâle courage, de sa force, de son adresse, de ses exploits à la guerre, hélas ! le voici dans la terre froide, et moi je reste seul, comme le tronc dépouillé d’un arbre dont les branches ont été brisées par la foudre ! Je l’ai guidé depuis ses premiers pas d’enfant jusqu’aux jours où il marchait, si brave, dans toute la force de l’adolescence. C’est moi qui ai mis dans ses mains l’arc et le tomahawk, qui lui ai appris à s’en servir ; bien souvent vous avez admiré son adresse à les manier. Et maintenant puis-je l’abandonner ? le laisserai-je entreprendre, seul et sans aide, le long et rude voyage vers les domaines du Grand-Esprit ? Non, son âme m’invite à le suivre, et je lui obéirai. Le même tombeau nous contiendra tous deux ; nous serons tous deux recouverts de la même terre, et puisque dans ce monde son père était toujours là pour l’assister dans les fatigues et les périls, il le retrouvera encore près de lui dans le pays aux chasses éternelles où l’appelle le Grand-Esprit. Vous, guerriers de ma tribu, écoutez mon dernier commandement, et obéissez. Je vous fais mes adieux ; je vais m’étendre dans ce tombeau à côté de mon fils, et aussitôt vous jetterez la terre sur nos deux corps. Telle est ma volonté. J’ai dit. » Le vieillard descendit alors dans le tombeau et serra dans ses bras le cadavre de son fils. Vainement la tribu essaya-t-elle d’ébranler sa résolution. Il fallut obéir, et le vivant fut enseveli avec le mort. Un morceau de bois, surmonté d’un vieux lambeau d’étoffe rouge, fut le seul monument qui indiquât la tombe des deux guerriers ; mais leurs noms ont survécu, et l’on s’entretiendra d’eux dans les cases indiennes tant que subsistera la tribu des Walla-Wallas. »


M. Kane avait quitté le fort Vancouver le 1er juillet pour opérer son retour au Canada. Il n’avait pas le choix de son itinéraire. Il n’existe qu’une route, si même c’en est une, entre l’Atlantique et le Pacifique, et elle est marquée sur la carte par les forts que la compagnie d’Hudson a établis, comme autant d’étapes, à des distances à peu près égales pour les besoins de son trafic. Si l’on s’écartait de cette ligne, on s’égarerait dans un inconnu dont jusqu’ici aucun Européen n’a paru tenté d’étudier les merveilles. Pour un voyageur qui n’aspirait pas à la gloire de découvrir un lac nouveau dans l’Amérique du Nord et qui n’avait d’autre ambition que de crayonner les feuillets d’un album, c’était déjà bien assez d’avoir mené jusqu’au bout cette excursion d’artiste. M. Kane revint donc par le même chemin ; seulement il marcha moins vite et fit de plus longs séjours dans les différentes stations. En septembre, après avoir visité les Walla-Wallas, il se trouvait au fort Colville. Dans le voisinage de cet établissement, sur les bords de la Columbia, habite la tribu des Chualpays, qui offre cette particularité singulière, qu’elle est gouvernée simultanément par deux chefs dont l’un a le titre de chef