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l’île ; les fleurs ouvrirent à la rosée leur calice parfumé ; l’étang et la mer s’argentèrent sous les reflets de l’aube ; la nature s’éveilla étincelante et joyeuse comme la veille. Seulement le soir, lorsque le soleil eut quitté l’horizon, quelques touffes d’immortelles sauvages s’inclinèrent sur une terre fraîchement remuée, et deux hommes pleurèrent sous la voûte du four en ruine.

Quelques jours après, le panar devait chercher de nouveau à gagner sa vie ; mais sa révocation l’avait marqué d’une tache indélébile. Un habit noir râpé, que l’abbé Tabourel lui avait imposé autrefois pour conduire les élèves aux offices, formait toute la richesse du Franciman, et ce fut pitié que de le voir, manquant de pain et de chemise, courir de village en village et de mas en mas avec ce mince et ridicule habit. Pour comble d’infortune, Picouline, assailli de rhumatismes et obligé de donner sa démission de précom ne quitta plus le micocoulier de Balaruc, où péniblement il tirait son alène entre ses doigts raidis. Urbain hérita de sa barque, et alla désormais à sa place allumer tous les soirs le phare de Roquerol. Encouragé par Picouline, le panar créa cette petite industrie, inconnue jusqu’alors, qui consiste à promener sur l’étang de Thau les malades de l’établissement des bains. Sa facilité à parler le français, ses manières polies, la propreté de son bateau, rendirent bientôt précieux aux étrangers Urbain le Franciman (c’est ainsi qu’on prit l’habitude de le désigner), et Picouline est mort avec la douceur de penser que sa barque avait assuré à jamais du pain au pauvre instituteur.

Une jolie chapelle s’élève aujourd’hui près de la source des eaux thermales, et chaque Balaruc ayant son capélan, une harmonie parfaite règne entre les deux villages. Les broussonnetias de la grande allée sont un peu décrépits, et c’est à peine si quelques vestiges du four en ruine subsistent encore sur les rochers du Cross de Niou. Le Franciman est toujours le batelier de l’étang de Thau. Il est un peu voûté par l’âge, mais au nom de la naturelle tous les souvenirs de sa jeunesse se réveillent en lui ; son cœur reverdit, son regard s’illumine, et pour peu que vous lui en exprimiez le désir, il vous racontera, sans omettre un détail, la triste histoire de ses amours, telle qu’il nous l’a dite un matin en ramant vers la source d’Imbressac.


Mme Louis FIGUIER (CLAIRE SENART).