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comment vous allez vivre ensemble, car il ne vous pardonnera jamais d’avoir été élu contre son gré. C’est la première fois que le maire gouverne ; il m’a fait voter, et c’est ma voix qui vous a donné la majorité. Vous allez cette fois entrer en véritable conquérant dans votre école, d’où le capélan ne pourra plus vous déloger..... Mais partons vite, Mlle Ambroisine reprenait déjà le chemin de Balaruc-les-Bains ; alerte donc, si nous voulons y arriver avant elle !

Le Franciman ne put dire adieu sans émotion au Cross-de-Nîou. La journée qu’il venait d’y passer avec la Clavelette lui avait rendu cette retraite plus chère encore, et il éprouva comme un triste pressentiment lorsqu’il aperçut le sombre profil de Balaruc-le-Vieux se dessiner au-dessus des garrigues. Une larme roula dans les grands yeux de la naturelle comme une mystérieuse réponse aux pensées d’Urbain. La barque était étroite, et les jeunes gens s’y trouvèrent serrés l’un contre l’autre.


III

Froissé dans son amour-propre, plein de dépit de voir arriver le Franciman à l’école, l’abbé Tabourel accueillit le panar avec un sourire de haine mal dissimulée, dans lequel le jeune homme crut lire tout un avenir de souffrances. Le capélan, voulant en effet prendre une revanche éclatante, s’était promis, par des persécutions habiles et continues, d’amener Urbain à faire amende honorable ou à renoncer à l’école de Balaruc. Trop adroit pour commencer ouvertement la guerre, il cacha son hostilité sous une apparente justice, disant qu’il regrettait la rigueur que son ministère lui imposait.

Urbain recevait deux cents francs de la commune ; la cotisation des élèves variait de un à trois francs par mois, suivant leur âge ; il y en avait en tout une vingtaine. Comme les indigens ne devaient aucune rétribution et qu’ils étaient nombreux, le jeune homme gagnait à peine de quoi vivre. Toutefois, si l’enrôlement du panar parmi les rouges lui avait enlevé l’appui du capélan, il lui donnait celui du maire, et, grâce à l’esprit de parti, la vie du Franciman ne fut pas exempte de toute douceur. L’adjoint l’engageait assez fréquemment à aller partager à son mas[1] ses mourguettes[2] du

  1. De mansio, maison de campagne.
  2. Escargots d’une espèce particulière. On les apprête d’ordinaire avec une sauce où les noix, les herbes aromatiques, l’huile et les barquettes (espèces d’échaudés en forme de barque) jouent un si grand rôle, que l’escargot finit par n’être que l’accessoire de son assaisonnement. D’immenses épines arrachées aux gleditzias sont les fourchettes rustiques dont se servent les villageois pour retirer les limaçons du fond de leur coquille.