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apaisé, on sentait une atmosphère plus chaude et meilleure. Le vieux matelot amarra l’embarcation à un tamaris qui se dressait parmi les joncs au bord de l’étang, et les deux amis descendirent à terre. Picouline conduisit le panar à une espèce de ruine qui s’élevait au-dessus de quelques roches. Une épaisse litière d’algues était étendue sous une voûte. C’était tout ce que possédait l’ancien marin.

— Vous êtes au Cross de Niou[1], dit-il au Franciman. Voici votre gîte et le mien. Vous vous trouverez assez mal logé sans doute, ajouta le vieux marin ; mais du moins vous serez à l’abri du froid.

Lorsque les premiers rayons du soleil vinrent se jouer sur les eaux de l’étang, Urbain, debout sur les rochers d’Imbressac, put contempler un panorama magnifique. L’étang de Thau, argenté par le soleil, frémissait à la fraîcheur du matin ; ses vagues, doucement ondulées, semblaient se poursuivre et s’enfuir vers le rivage ; la Méditerranée détachait sur l’horizon le bleu foncé de ses eaux paisibles ; ainsi qu’un gigantesque cétacé, la montagne de Cette allongeait sa masse noire entre l’étang et la mer, tandis que la montagne d’Agde, sa rivale, semblait à regret s’effacer au second plan. Les cabelles[2] des salines de Villeroy dessinaient sur le ciel leurs pyramides de neige. La chaîne des Pyrénées, pareille à des flocons bleuâtres, déroulait ses festons dans le lointain, et les monts des Asturies, comme une vague fumée, se découvraient plus loin encore. Les nombreux villages qui entourent l’étang de Thau s’y miraient coquettement dès le matin, comme pour faire leur toilette au soleil. Les deux Balaruc, l’un avec ses quelques habitations éparses sur la plage, l’autre avec ses ruines pressées sur la colline, s’apercevaient à travers le feuillage léger des oliviers, des grenadiers et des tamaris. L’île charmante du Cross de Nïou envoyait sur l’étang les toniques parfums de ses fleurettes aromatiques. Enfin un magnifique aubépin s’élevant au milieu de quelques roches d’un rose vif, des plantes fleuries malgré l’hiver, une température d’une douceur admirable, quelques mouettes rasant l’étang, et la source d’Imbressac[3] murmurant au fond de sa grotte mystérieuse, complétaient l’harmonie du tableau.

Les ruines où le précom avait établi son domicile étaient toutes modernes : c’étaient celles d’un four à chaux abandonné. La voûte sous laquelle il dormait était la seule partie intacte du petit édifice ;

  1. Nom de la petite anse qui est près de la source d’Imbressac.
  2. Tas de sel.
  3. A cause de son intermittence, la source d’Imbressac est appelée dans le pays Enversac (d’inversare aquam). Les eaux de cette singulière fontaine vont en effet se perdre l’hiver dans l’étang, et se retirent l’été au fond d’un gouffre, qui reçoit alors en eaux salées à peu près le volume qu’il avait déversé en eaux douces.