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tête et adressa la parole à Urbain avec cette aisance familière qui est un trait des mœurs méridionales. — Vous êtes surpris, monsieur, dit-il, de me voir dans cette singulière échoppe ; que voulez-vous ? Ici les pauvres gens choisissent leurs demeures parmi les ruines ; j’ai préféré l’arbre de la place : c’est le seul du village. À un vieux marin comme moi, il faut de l’air, de l’eau et du ciel. Cette plateforme me rappelle le gaillard d’arrière de la Vaillante, où j’ai passé ma jeunesse.

Le vieux Picouline n’avait gagné qu’une jambe de bois dans le cours de ses campagnes ; mais il n’avait jamais perdu sa joyeuse humeur, et son visage hâlé respirait une telle bonhomie, qu’Urbain n’hésita pas à se faire connaître.

— Ah ! monsieur, s’écria l’ancien matelot, que je suis aise que vous veniez tenir l’école ! J’avais peur qu’il n’arrivât de Montpellier un vieux maître grondeur. Dieu merci, vous êtes jeune, et certainement vous êtes bon !

Urbain tendit la main à Picouline.

— Vous me rendez bien heureux, monsieur, reprit le savetier ; il y a si longtemps que je n’ai serré la main à quelqu’un ! Je suis le précom[1] du village. Je vais chaque soir allumer le phare de Roquerol, qui se trouve en plein étang de Thau. Comme, malgré les temps les plus rudes, ma barque n’a jamais sombré, on me fuit, prétendant que je suis emmasqué (ensorcelé). Vous ne croyez pas aux sortilèges, vous sans doute ; mais vous avez foi dans la loyauté des gens malgré leur misère, et je vous remercie d’avoir compris que la main de Picouline est celle d’un honnête homme.

En ce moment, un bruit de pas fit crier le sable de la place, et le curé apparut.

— Je vous cherchais, monsieur Blaizac, pour vous conduire chez les autorités de Balaruc, et j’avoue que je ne m’attendais pas à vous rencontrer en pareille compagnie, dit-il en désignant Picouline.

L’orphelin, sans répondre à la réprimande du prêtre, regarda tristement sa lévite râpée, la boutonna de son mieux, et suivit l’abbé Tabourel, dont la soutane jaunie n’annonçait pas d’ailleurs plus de luxe.

— Vous ne connaissez encore que la moitié du village, dit le vieux prêtre à Urbain, et vous ignorez peut-être que la commune est divisée en deux parties, séparées par une allée d’un kilomètre de long. Le maire et l’adjoint habitent la portion qui s’appelle Balaruc-les-Bains.

Cette longue allée qui sépare les deux Balaruc est bordée d’amandiers,

  1. Attaché à la maison commune du village, le précom est à la fois crieur public, carillonneur, chantre, fossoyeur et sacristain.