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solée de Jules II, dont «les cendres, disait-il, attendaient depuis trop longtemps, » il chercha à se dégager. Paul III cependant le combla de caresses, arrangea avec le duc d’Urbin « la tragédie du tombeau, » comme dit Condivi, et obtint que Michel-Ange exécuterait pour son compte le projet de Clément VII. Michel-Ange entreprit presque aussitôt la peinture de cette immense composition, qui devait lui coûter huit années d’un travail incessant. Commencé (au moins pour ce qui regarde les cartons) en 1533, le Jugement dernier ne fut achevé qu’en 1541. Le public put contempler cette grande fresque le jour de Noël de la même année. On a dit de cette œuvre qu’elle était plutôt d’un sculpteur que d’un peintre. On a remarqué que la composition se divise en trois zones distinctes et n’a pas d’unité, que les groupes eux-mêmes sont mal liés entre eux et ne jouent pas dans la perspective ; que Michel-Ange, malgré ses grandes qualités de peintre, sa science de la forme, du modelé, des raccourcis, sa large, forte et sobre couleur, excelle néanmoins dans les compositions qui n’ont qu’un petit nombre de personnages ou dans les figures isolées, et qu’à bien des égards le Jugement dernier est inférieur aux peintures de la voûte de la Sixtine. Tout cela est vrai ; mais ce qui l’est tout autant, c’est que cette œuvre est unique, qu’on ne peut la juger que hors de toute comparaison et comme un de ces actes inouïs de l’esprit humain qui, malgré toutes les critiques qu’on en peut faire, épouvantent et subjuguent. Jamais Michel-Ange n’est autant tombé du côté où il penchait; jamais il ne s’est moins soucié de plaire et de séduire; jamais il n’a entassé plus de difficultés, de poses violentes, de pantomimes extrêmes, ni autant abusé de ces formes, de ces mouvemens, de ces postures, sorte de rhétorique de son art qui devait précipiter ses élèves dans de si monstrueux excès. Jamais aussi autant que dans cette fresque, autant surtout que dans les peintures de la voûte, il n’est monté à de pareilles hauteurs, et il est à croire que la Sixtine restera le plus admirable monument de l’art moderne.

On n’a presque aucun détail sur les huit années que Michel-Ange mit à achever son œuvre. Vivant plus seul et plus sombre que jamais, toujours en face des terribles créations de son esprit, enivré de l’exubérante sève de sa pensée, quels rêves, quelles chimères, quelles terreurs ont dû traverser son imagination ! Par momens il était pris de désespoir. Un jour il se blessa en tombant d’un échafaud ; il rentra et s’enferma ; il voulait mourir. Son médecin Baccio, inquiet de ne plus le voir, ne pénétra jusqu’à lui qu’avec la plus grande peine ; il le soigna de force et le guérit. Singulier et douloureux problème que celui que présente cet homme austère, réservé, mais bon et sensible, qui paraît dans cette œuvre avoir oublié son cœur, et dont la pensée audacieuse, jamais satisfaite, s’efforçant toujours, sondait, jusqu’à en prendre le vertige, l’insoluble destinée, et n’en voulait voir que l’horreur! Le Christ du Jugement dernier n’est ni celui de l’Évangile ni celui de Michel-Ange : ce n’est qu’un Dieu vengeur et terrible. Je vois des anges, des saints, des élus; mais leurs chants sont étouffés par les cris de désespoir et par les lamentations des damnés. Ce n’est là ni le jour du pardon ni même celui de la justice, c’est le jour de la vengeance et de la colère. Dies iræ, dies illa !

Le Jugement dernier produisit un effet prodigieux, et souleva aussi,