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issues : il serait à craindre que, dans les habitudes d’un travail mercenaire, ces vertus, et entre autres la dignité d’état, ne fussent amoindries. Il n’est donc pas à désirer que l’opinion de M. Michel Chevalier gagne du terrain : quelque brillante que soit la plaidoirie, la cause est mauvaise, et il aura peu d’économistes de son côté.

Ce qui explique cette excursion hors des voies frayées, c’est une préoccupation évidente du professeur pour l’accroissement de la production. Il y veut faire concourir toutes les classes, et l’armée par conséquent. La production en France lui paraît insuffisante ; il y insiste dans plusieurs leçons ; il la voudrait cinq fois plus forte, afin que la richesse publique augmentât d’autant. C’est, d’après lui, le moyen le plus efficace de diminuer la misère et d’amener à l’aisance la partie la moins favorisée de la population. Ce sentiment est juste, mais ce n’est qu’un sentiment et point une doctrine. La doctrine enseigne que la production obéit à des lois précises que ni les vœux ni les conseils ne sauraient modifier. Elle se règle sur l’état du marché, et son degré d’énergie répond toujours à celui de la consommation. L’aiguillon de la production est la convenance qu’il y a à produire. Un produit se fait-il rare et le prix s’en élève-t-il, la production s’active par la convenance ; devient-il abondant et avili, la production se ralentit par le défaut de convenance. C’est le combat de l’offre et de la demande, dont les effets sont bien connus. Vainement imprimerait-on plus d’élan aux moyens de produire si on ne donnait en même temps les moyens d’acquérir ; les deux termes se correspondent et gardent un équilibre impérieux. Tout procédé arbitraire conduirait infailliblement à un encombrement de produits, et par suite à un état de crise. M. Michel Chevalier sait cela mieux que personne ; plusieurs pages de son livre reproduisent ces définitions élémentaires, consacrées par l’opinion des auteurs, et que l’expérience a constamment vérifiées. Pourquoi appuie-t-il alors si fortement sur l’accroissement de la production comme un objet à poursuivre avant et au-dessus de tous les autres ? En y réfléchissant, on en trouve le motif.

Il est singulier en effet que, dans nos communautés modernes, où les besoins sont si actifs, on ne combine pas mieux les moyens de les satisfaire. Comment expliquer cet excès de produits en présence de tant d’hommes dépourvus et disposés à les consommer ? Si tout le monde était bien vêtu, bien coiffé, bien nourri, bien logé, on comprendrait qu’il y eût trop d’étoffes, trop de chapeaux, trop d’alimens, trop d’habitations ; mais il n’en est pas ainsi, et l’abondance deviendrait insuffisance, si les débouchés se mettaient au pas des besoins. De là ce contraste, que des hommes, en présence les uns des autres, avec le désir d’échanger le plus de services possible