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vice. On n’en saurait exiger d’autre sans son consentement. Dès lors il y aurait dans l’armée deux catégories, ceux qui accepteraient un travail civil et ceux qui s’y refuseraient. Où serait l’unité dans ce partage de la troupe, et que deviendrait la discipline ? Comment régler les heures destinées à l’instruction militaire et celles affectées à la main-d’œuvre professionnelle ? Quel rôle joueraient les officiers, et comment exerceraient-ils leur surveillance dans des chantiers éloignés et disséminés ? Il ne faudrait pas une longue épreuve de ce régime pour n’avoir plus sous la main que de médiocres ouvriers entés sur de médiocres soldats. M. Michel Chevalier cite ce qui s’est fait en Russie, en Autriche, dans la Prusse et dans la Suède, pour arriver à une combinaison qui permît d’appliquer les bras de l’armée à l’industrie ou à la culture. Ces exemples pèchent par l’analogie. Un colon militaire, un membre de la landwehr ou de l’indelta, ne sont plus, à proprement parler, des soldats : ils sont redevenus ouvriers ou laboureurs. Il est vrai qu’au besoin sous le laboureur ou l’ouvrier le soldat se retrouve, mais à coup sûr diminué par le mélange des conditions. Ces expédiens peuvent être bons pour des armées qui visent principalement au nombre ; ils seraient préjudiciables pour des armées qui, comme les nôtres, s’attachent surtout à la qualité.

Si l’esprit militaire perd à cette combinaison, l’activité d’un pays n’a pas beaucoup à y gagner. Parmi nos corps d’état, la concurrence s’établit naturellement d’une manière assez active pour qu’on ne cherche pas à l’y introduire artificiellement. Il y aurait même une souveraine injustice à l’établir entre des hommes qui ont leurs premiers besoins assurés et des hommes qui sont obligés d’y pourvoir, entre ceux qui cumuleraient la solde et le salaire et ceux qui n’ont pour toute ressource que le salaire de chaque jour. On a pu voir en plusieurs occasions quels mécontentemens excite dans les classes ouvrières le travail des prisons et des couvens, même réduit à une petite échelle : qu’on juge de l’effet qu’y produirait le travail de l’armée, s’il avait lieu dans de grandes proportions ! On peut également prédire que le résultat le moins douteux de la mesure serait, pour nos forces militaires, un accroissement de quantité : moins coûteuses et moins exercées, les armées deviendraient nécessairement plus considérables ; à des frais moindres, on aurait plus de bras, et petit à petit on serait conduit à enrégimenter toute la partie valide de la population. Cette perspective n’est pas de nature à ramener ceux qui pensent que l’instinct guerrier est assez développé en France pour qu’on n’essaie pas de lui donner un nouvel aliment. Mieux vaut s’en tenir à un régime qui a pour lui l’expérience, la tradition et le bon sens. Nos armées ont montré à l’œuvre quelle trempe on y acquiert, quelles vertus robustes en sont