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De toutes les scènes dans lesquelles il a figuré, la plus curieuse est peut-être celle-ci, qui pourrait s’intituler un missionnaire au bal.


« Le samedi, la nuit me surprit dans un pays qui m’était inconnu, au milieu des gorges et des défilés des monts Cumberland. Je désirais vivement ne pas voyager le dimanche et passer ce jour au milieu de bons chrétiens ; mais je me trouvais dans un pays où il n’y avait pas un seul ministre de l’Évangile à plusieurs milles à la ronde : les habitans étaient disséminés, la plupart, à ce que j’appris ensuite, n’avaient jamais entendu un sermon de leur vie ; ils ne connaissaient d’autre emploi du dimanche que de chasser, de faire des visites, de boire et de danser. Ainsi esseulé et pensif, j’arrivai fort tard dans la soirée à une maison d’assez bonne apparence, dont le maître donnait à loger. Je demandai s’il y avait place pour moi. Le maître du logis me dit que je pouvais rester, tout en m’avertissant que je ne serais pas fort à mon aise, parce qu’il attendait du monde et que l’on danserait. Je demandai à quelle distance sur la route je trouverais une maison convenable. Il me répondit : « Sept milles. » Je lui dis alors que s’il voulait avoir quelques égards pour moi et faire bien soigner mon cheval, je préférais rester, et sur sa réponse je descendis de cheval et j’entrai. Le monde commençait à arriver, et en grand nombre ; mais je remarquai qu’on ne buvait guère.

« Je me mis paisiblement dans un coin de la salle, et les danses commencèrent. J’étais assis fort tranquille, livré à mes pensées, inconnu de tous, et je sentais naître en moi un vif désir de prêcher au milieu de ce peuple. Finalement, je résolus de passer la journée du dimanche dans cette maison et de demander la permission d’y prêcher. J’avais à peine arrêté ce point dans mon esprit, quand une grande et belle jeune fille vint à moi très poliment, me fit une belle révérence, et sur le ton du badinage me demanda avec un charmant sourire de danser une contre-danse avec elle. Je ne saurais dépeindre ce qui se passa en moi à ce moment ; mais à la minute même je pris mon parti avec résolution. Je me levai aussi poliment que possible, je ne dirai pas avec quelque émotion, mais avec toute sorte d’émotions. La jeune fille se plaça à ma droite, je lui pris la main, et elle appuya son bras gauche sur le mien. Nous traversâmes ainsi la salle. Toute la compagnie paraissait charmée de cette politesse faite par la jeune fille à un étranger. Le mulâtre qui servait de ménétrier accorda aussitôt son violon. Je lui dis d’attendre, j’ajoutai que depuis plusieurs années je n’avais rien entrepris d’important sans demander d’abord la bénédiction de Dieu, et que je désirais appeler cette bénédiction sur la belle jeune fille et sur toute la compagnie qui venaient de montrer tant de politesse à un inconnu.

« Alors je tins bien ferme la main de la jeune fille, et en disant : « Agenouillons-nous et prions, » je me laissai immédiatement tomber sur les genoux, et je commençai à prier de toutes les forces de mon âme et de mon corps. La jeune fille essaya de dégager sa main, mais je ne lâchai pas prise. Bientôt elle s’agenouilla aussi. Plusieurs des assistans en firent autant, d’autres se tinrent debout, d’autres quittèrent la place, d’autres se rassirent ; tous me regardaient avec curiosité. Le ménétrier s’enfuit à la cuisine en criant : « Bonté du ciel, qu’est ceci et qu’est-ce que cela veut dire ? »