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avec des fusils, des pistolets, des poignards, des couteaux et des bâtons. Il y eut plusieurs tués et un grand nombre de blessés : les coquins eurent l’avantage, demeurèrent maîtres du terrain et chassèrent les régulateurs de la ville. Ceux-ci se rallièrent, se remirent à la poursuite des coquins, en soumirent à la loi de Lynch et en tuèrent un bon nombre, si bien que beaucoup déguerpirent et s’enfuirent on ne sait où. Il y eut beaucoup de morts de part et d’autre. »


L’existence de ces premiers colons de l’ouest, et celle des émigrans d’aujourd’hui la rappelle trait pour trait, était une suite de privations. Le gibier formait le fond de leur nourriture, et trop souvent ils étaient réduits, comme les sauvages, à faire griller sur des charbons les bêtes fauves à demi écorchées ; ils écrasaient leur blé et leur orge dans un mortier, et ils avaient pour boisson des infusions de sauge, de sassafras et d’autres herbes odorantes, qu’ils sucraient avec le suc de l’érable. Ils plantaient du lin, le rouissaient et le teillaient eux-mêmes ; ils nettoyaient à la main le coton qu’ils récoltaient : c’était aux femmes ensuite à carder, à filer et à tisser lin et coton, puis à tailler dans les étoffes grossières qu’elles obtenaient les vêtemens de leurs maris. Quant à ces mille superfluités qui sont les besoins les plus impérieux des nations civilisées, il fallait en désapprendre l’usage. Le célèbre missionnaire qui nous a paru personnifier la plus brillante époque de la prédication dans l’ouest, Pierre Cartwright, fut dix ans sans voir du café. À la fin, un des voisins de son père apprit que le gouvernement américain avait établi au Fort-Messick, sur les bords de l’Ohio, un dépôt d’épiceries et d’articles de ménage, et avait autorisé des échanges avec les colons ; il abattit un énorme peuplier, le creusa en forme de canot, et entreprit de descendre dans cette embarcation improvisée la Rivière-Rouge, puis la rivière Cumberland, et de remonter ensuite l’Ohio jusqu’au fort. Chacun lui remit ce qu’il avait à vendre ou un peu d’argent, avec la liste des objets qu’il souhaitait avoir en retour. Le voyage réussit à souhait, et il en fut longtemps question dans tout le Kentucky. Aucune distraction ne venait rompre la monotonie de la vie quotidienne : dans la belle saison, les hommes franchissaient le dimanche de longues distances pour se rencontrer, pour chasser et pêcher ensemble. On improvisait des courses de chevaux, on jouait aux cartes, et, si quelques femmes se trouvaient là, des danses s’organisaient.

En face des préoccupations et des exigences de la vie matérielle, les besoins intellectuels et moraux ne recevaient aucune satisfaction. Il était bien peu d’émigrans qui eussent quelques livres, et ils ne trouvaient guère le temps de les ouvrir : il eût fallu avoir une intelligence supérieure et une forte volonté pour prendre sur les occupations