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l’esprit du grand artiste pendant les quatre années de solitude presque complète qu’il passa dans la Sixtine. Le sens précis de ces compositions nous échappera probablement toujours; mais aussi longtemps qu’il y aura des hommes, elles attireront, comme c’est le but de l’art, les esprits vers le monde obscur de l’idéal.

L’année qui suivit l’ouverture de la Sixtine et qui précéda la mort de Jules paraît, ainsi que les deux premières du pontificat de Léon X, avoir été parmi les plus heureuses et les plus tranquilles de la vie de Michel-Ange. Le vieux pape l’aimait, « ayant pour lui, dit Condivi, des soins et une jalousie qu’il n’avait pour aucun autre de ceux qui l’approchaient. » Il honorait sa probité et même cette indépendance de caractère qu’il avait expérimentée plus d’une fois. Michel-Ange de son côté lui pardonnait des brusqueries rachetées par de prompts et complets retours. Sa vue, très affaiblie par ce travail obstiné de quatre années, le forçait à un repos presque absolu. « La nécessité où il s’était trouvé, dit Vasari, d’avoir, pendant le temps de son travail, les yeux portés en haut lui avait tellement affaibli la vue, qu’encore plusieurs mois après il ne pouvait regarder un dessin ni lire une lettre sans l’élever au-dessus de sa tête. » Il jouissait d’une gloire incontestée dans ce demi-repos qui succède à un grand effort, et il est probable qu’en ce moment toutes ses pensées se concentraient sur le tombeau de son protecteur, dont il avait été forcé d’interrompre les travaux; mais Léon X l’entendait autrement. Il était tout-puissant à Florence, où il avait rétabli dès 1512 sa famille, avec le secours de Jules et de la ligue de Cambrai, et il voulait doter sa patrie de monumens qui, en rappelant aux citoyens vaincus de cette glorieuse république les magnificences de leurs premiers patrons, leur fissent oublier les institutions qu’ils venaient de perdre pour la seconde fois. L’église de San-Lorenzo, bâtie par Brunelleschi et où étaient inhumés plusieurs membres de sa famille, n’avait pas été terminée; il résolut d’en faire achever la façade. Plusieurs artistes, entre autres San-Gallo, les deux Sansovino et Raphaël, présentèrent des projets pour ce grand travail ; mais celui de Michel-Ange l’emporta, et il se rendit en 1515 à Carrare pour y faire exploiter les marbres dont il avait besoin.

Léon ne l’y laissa pas longtemps en repos. Ayant appris qu’il existait à Serravezza, dans la partie la plus élevée de la montagne de Santa-Pietra et sur le territoire florentin, des marbres qui pouvaient rivaliser avec ceux de Carrare, il ordonna à Michel-Ange de s’y rendre et d’en commencer l’exploitation. Celui-ci objecta vainement les frais énormes qu’entraînerait l’ouverture de ces carrières, les routes à percer en pleine montagne, les marais à traverser, la qualité inférieure de la matière : Léon n’écouta rien. Michel-Ange partit, ouvrit les routes, exploita les marbres, resta dans ce désert de 1516 à 1521, et les quatre années qu’il y passa dans toute la force de son âge et de son génie aboutirent au transport de cinq colonnes, dont quatre restèrent au bord de la mer, et dont la cinquième est encore aujourd’hui inutile et renversée parmi les décombres de la place de Saint-Laurent.

Sans vouloir contester ce que les arts doivent à Léon X, il y a cepen-