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tempêtes, les navires passent six mois au large, sous voiles, entre ciel et eau, à chaque instant menacés d’être bloqués par les glaces, brisés par leur choc, ou de sombrer dans l’ouragan. Là se forment des hommes de mer incomparables, durs et souples comme l’acier. Longtemps les Flamands, avec leurs voisins de Boulogne, furent les seuls à courir ces périls, qui dans l’ancien régime étaient compensés par le privilège d’approvisionner Paris en morue. Depuis quelques années, divers ports bretons et normands, Paimpol et Granville entre autres, se lancent sur leurs traces. La France ne peut qu’applaudir à une concurrence qui développe tant d’éminentes qualités, aussi précieuses pour nos escadres militaires que pour les flottes commerciales.

Dans tous les pays de pêche, l’apprentissage de ces qualités se fait de bonne heure. Dès l’âge de douze ans, l’enfant monte comme mousse, d’abord sur un bateau de pêche côtière, puis sur un navire terre-neuvien, qui est tenu d’embarquer un mousse par dix hommes d’équipage. À seize ans, il passe novice et continue son métier. Il atteint sa vingtième année, familier avec la mer et toutes ses fatigues, fortement préparé à de nouvelles épreuves. Enrôlé alors sur les bâtimens de l’état, le jeune marin devient un fin matelot, habile à toutes les manœuvres, plié à la discipline, instruit par l’enseignement du bord et les lointains voyages, dominé non plus par l’orgueil provincial, mais par le sentiment du devoir envers la patrie, pour laquelle il est prêt à dépenser sa vie à tout instant, sans mesure et sans regret. Après trois ans de service public, rendu à la liberté et au pays natal, il songe à se marier. Puis à la première occasion il s’engage au commerce sans jamais demander au capitaine où on le mènera, mais ce qu’il gagnera. La destinée le ramène-t-elle à Terre-Neuve, il recommence ses voyages comme ses labeurs avec plaisir, et les renouvelle jusqu’à ce que l’état le réclame pour une seconde période triennale de service. À sa libération définitive, qui arrive, sauf en temps de guerre[1], vers la trentième année, notre pêcheur est un matelot accompli, un des hommes les mieux trempés que la société connaisse, au niveau de tous les devoirs par son courage et sa force, unissant à un degré supérieur l’élan au sang-froid, l’attaque hardie à la résistance passive. Il sera également propre au cabotage et au long cours, au commerce et à la guerre ; mais la grande pêche conservera ses préférences. Il s’y engagera tous les ans jusqu’à ce que les capitaines ne veuillent plus de lui. Alors il descendra tristement le second versant de la vie, se livrant, pendant quelques années encore, à la pêche sur la côte, puis redeve-

  1. Pendant la dernière guerre d’Orient, on fit un troisième appel pour équiper l’escadre de la Baltique ; jamais nos officiers n’avaient admiré d’aussi magnifiques troupes de mer, et les Anglais eux-mêmes en furent émerveillés.