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est la vérité de l’observation, la ressemblance du portrait. On peut y être Molière ou Van-Dyck, mais cela n’est pas nécessaire, et il y a de belles places au-dessous. Des étrangers sans nationalité ont donc pu écrire la comédie romaine : il semblerait même que des ridicules inaperçus pour le Romain ont pu frapper davantage des étrangers ; mais l’épopée, l’épopée nationale surtout, ne semble-t-il pas qu’elle doive sortir de l’âme même du peuple qu’elle célèbre, et se la figure-t-on écrite par un étranger ? Ce fut précisément ce qui arriva. Ennius, né dans la Grande-Grèce, avait trente-cinq ans quand en Sardaigne il fit la connaissance du vieux Caton, qui l’amena à Rome. Protégé par Scipion, qui, après sa mort, lui donna place dans la sépulture de ses ancêtres, Ennius fit un poème sur la seconde guerre punique, c’est-à-dire sur Scipion lui-même. « Le meilleur morceau qui nous en reste, dit M. Michelet, est le portrait du bon et sage client ; c’est sans doute celui d’Ennius lui-même[1]. » C’est ainsi qu’aux lieux où règne encore l’esclavage, on fait de temps en temps le portrait du bon nègre, résigné, soumis : c’est un éloge que les maîtres encouragent très volontiers ; au moins le bon nègre ne le fait-il pas lui-même. Dans le portrait d’Ennius peint par Ennius, le bon client, « que son patron reçoit souvent avec plaisir à sa table, » est le confident obligé de ce dernier, un vrai confident de tragédie française, « doux, fidèle, parlant peu et quand il faut ; » du reste, il est instruit, lettré, comme ne l’étaient guère les cliens de race romaine. On se figure que, quand le bon client écrit l’histoire de la seconde guerre punique, son patron y trouvera son compte. Qu’il y eût dans ce poème, en grande partie perdu, un accent de reconnaissance sincère pour Scipion, cela est possible ; mais pour écrire un poème patriotique sur une époque où Rome tout entière, il faut le dire, fut admirable d’élan, de ténacité, même de générosité et de justice, où pour la première et dernière fois patriciens et plébéiens se serrèrent les uns contre les autres et parurent s’aimer, pour chanter cette gloire collective, peut-être fallait-il autre chose que des sentimens d’affection personnelle. Je ne puis croire qu’à égalité de talent un Romain n’eût trouvé dans ses souvenirs, dans ses traditions de race, dans ses passions et ses préjugés même, une tout autre inspiration. Les nombreux fragmens qui nous restent du poème d’Ennius peuvent nous donner une idée assez haute de son génie poétique : on y trouve de beaux vers, d’autres qu’on tâche de trouver beaux ; mais les beaux vers ne suffisent pas pour constituer une épopée nationale : il y en a dans la Henriade,

  1. C’est l’opinion d’Aulu-Gelle, qui nous a conservé ce fragment, livre xn, ch. 4, ou plutôt celle d’Élius Stilon, que cite Aulu-Gelle, et qui était à peu près contemporain d’Ennius.