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de tous celui qui, par l’inspiration, est le moins Romain : c’est Lucrèce. Toutes ses idées sont empruntées à l’une des écoles de la Grèce : Épicure est son dieu. Il méprise tout ce que Rome admire, la religion, une si forte partie de la nationalité romaine, et la guerre, et l’activité politique, et les honneurs. Le nom même de Rome n’est pas prononcé dans tout son poème ; le nom de Romain s’y trouve une seule fois, au début, quand il souhaite à ses concitoyens et à lui-même la chose la plus antipathique à Rome, la paix.

Il ne faut pas sans doute attacher trop d’importance à ces hasards qui font naître un homme de génie ici plutôt que-là, et la géographie n’a pas grand’chose à voir dans l’histoire de la littérature. Cependant, dans une ville qui, de tout temps, resta l’unique foyer de la vie politique, la cité, et qui se chargea d’être l’âme pensant et voulant pour les provinces conquises, il est assez étrange que cette âme n’ait pu tirer d’elle-même un seul accent poétique. Ce fait prend quelque valeur, quand on le compare à ce qui s’est passé chez nous. Comptez combien de poètes sont nés à Paris : Villon, Molière, Boileau, Voltaire, Béranger, Musset, ou, dans un rayon d’une trentaine de lieues, Régnier, Corneille, Rotrou, La Fontaine, Racine. Combien y en a-t-il qui manquent à cette liste ? Trois peut-être : André Chénier, Lamartine et Hugo. Or tracez autour de Rome un cercle d’une dimension égale : outre Lucrèce, vous y trouverez le créateur de la satire romaine, Lucilius, puis des hommes comme Cicéron et César, qu’on ne saurait considérer comme des gens de lettres. Et pourtant jamais la centralisation politique ne fut en France aussi absolue qu’à Rome, même sous la république : quand les Italiens eurent arraché à Rome le droit de suffrage, ce fut à Rome seulement que ce droit put s’exercer, ce qui le rendait le plus souvent illusoire. L’Italie non latine renferme déjà un peu plus de noms célèbres dans les lettres ; mais c’est surtout dans les provinces que se recrute la poésie et ce qu’on peut appeler proprement la littérature. Catulle, Virgile, Tite-Live, les deux Pline, sont de la Gaule cisalpine ; les deux Sénèque, Lucain, Martial, Quintilien, sont Espagnols. Poursuivez cet inventaire, et vous verrez ce qui reste au sol latin des hommes qui ont fait la gloire de la littérature latine. Décidément l’air de Rome n’était pas favorable aux nativités poétiques.

Ce fait si remarquable ne nous frapperait pas autant, s’il ne s’était produit qu’après l’extension démesurée de la république et de l’empire, au temps où Rome embrassait le monde connu. Quelles que pussent être alors sur chacun de ces écrivains les influences locales, origine, traditions, souvenirs d’enfance, toutes influences si puissantes pourtant sur des âmes de poète, on conçoit qu’elles aient pu, au temps des césars, être combattues par l’éducation toute latine