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dont le charme disparaîtrait sous le scalpel de l’analyse. Ces mélodies sont divisées en deux parties : la première, d’un mouvement très lent, s’appelle lazza, d’un mot qui signifie lenteur, et qui peut se traduire par maestoso ; la seconde partie, qualifiée de frischka, est d’un mouvement plus rapide qui va en s’accélérant. L’orchestre des virtuoses bohémiens se compose de plusieurs instrumens dont le violon est la base. La zimbola, sorte de tablette en carré long munie de cordes métalliques qu’on frappe avec des baguettes, est un instrument d’origine orientale qui, avec le violon, joue le rôle principal dans le petit orchestre des Bohémiens. Les autres instrumens ne servent qu’à marquer le rhythme et à remplir l’harmonie. Les musiciens bohémiens n’ont aucune connaissance de la partie théorique de leur art. Ils n’ont jamais éprouvé le besoin de fixer leurs idées par la notation. Ce sont des improvisateurs populaires qui se transmettent de siècle en siècle et de génération en génération des types mélodiques restés invariables. Leur prétendu art musical ne se maintient que par une imitation servile des mêmes formules, sans aucune règle qui domine et dirige l’instinct. Il y avait autrefois une troupe de musiciens bohémiens dans chaque bourgade de la Hongrie. La plupart des grands seigneurs avaient à leurs gages de ces orchestres de Bohémiens qui se relayaient et se disputaient l’honneur de passer pour les plus habiles. Il paraît que cet état de choses n’existe plus, et que l’art des Bohémiens, comme dit M. Liszt,.est aussi en décadence. M. Liszt, qui est né en Hongrie et qui a été bercé dès l’enfance par ces mélodies bohémiennes dont il nous donne une si étrange définition, en a formé un recueil qu’il a publié en Allemagne. Nous avons eu le plaisir, l’hiver dernier, d’en entendre exécuter une sur le piano par M. de Bulow, gendre de M. Liszt. Nous avouerons même, à notre confusion, qu’à la brusquerie, à la crudité de certaines modulations que M. de Bulow fit surgir sous ses doigts habiles, nous avions cru y reconnaître l’art de M. Liszt, qui a beaucoup d’analogie avec l’art des Bohémiens. Nous sommes heureux d’avoir été dans l’erreur.

M. Liszt a une si grande défiance de la raison, de l’ordre, du goût, du sens commun, de tout principe qui pourrait contrarier l’essor de ses effluves poétiques, qu’il laisse échapper les meilleures occasions de dire quelque chose de sensé sur les faits qui lui sont le plus familiers. Il fait néanmoins cette judicieuse remarque sur les rhythmes si variés des mélodies bohémiennes ; « On ne saurait assez insister sur les rares beautés qui résultent de cette richesse de rhythmes nouveaux et de l’influence salutaire qu’elle pourrait exercer sur l’art européen. » Pourquoi M. Liszt n’a-t-il pas développé cette idée ? pourquoi n’a-t-il pas examiné les grandes œuvres de l’école moderne, celles de Beethoven, de Schubert, de Mendelssohn, de Chopin, et surtout de Weber ? Il aurait pu s’assurer que le caractère qui les distingue de celles des maîtres du XVIIIe siècle, Sébastien Bach excepté, c’est précisément cette variété de rhythmes inconnus avant eux, et dont ils semblent avoir puisé le germe dans les chants populaires. Weber en était tellement préoccupé que son Freyschütz n’est qu’un chant populaire développé par le génie et fécondé par l’art. Quel ouvrage intéressant eût pu écrire M. Liszt sur les œuvres de piano de l’école moderne, et particulièrement sur les compositions exquises de Chopin, en signalant ce que ce pianiste de