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chants sont chargés d’un nombre considérable d’ornemens ou fioritures qui les rapprochent des chants arabes et indiquent une origine tout orientale. Cette observation est juste. Il paraît que la gamme du mode mineur, chez les Bohémiens, affecte la quarte augmentée, la sixte diminuée et la septième augmentée, ce qui ne constitue pas une gamme qui puisse servir de base à une harmonie régulière, mais une simple curiosité mélodique, ce qui est bien différent ; « Les musiciens saisiront, ajoute M. Liszt, combien cette triple modification dans les intervalles de la gamme mineure des Bohémiens doit susciter une harmonie différente de la nôtre. La popularité de la musique bohémienne étant un fait accompli on ne peut plus décréter à priori qu’elle n’est qu’une cacophonie. » On voit que M. Liszt est heureux de trouver chez les Bohémiens la justification de son système sur l’absence de toute règle en matière de combinaisons harmoniques.

Veut-on savoir maintenant quelle est la nature des rhythmes divers qui vivifient la musique des Bohémiens ? Je vais laisser parler M. Liszt sans me permettre la moindre altération. « Ces rhythmes sont flexibles comme les branches d’un saule pleureur qui ploient sous l’haleine du vent du soir ; ils ont pour règle de n’avoir point de règle ; ils passent du mouvement binaire au mouvement ternaire avec grâce ou énergie, selon l’exigence d’impressions tumultueuses ou assoupies, selon qu’ils peignent le ressac des passions, leur réveil turbulent, ou la mollesse de l’âme qui les laisse sommeiller en se couronnant elle-même de pavots et de froids nénufars. » Je voudrais bien continuer, mais les lecteurs de la Revue n’auraient pas ma patience.

« Les maîtres de l’art bohémien, dit encore M. Liszt, qui ne cesse de confondre la spontanéité d’un instinct plus ou moins heureux avec cet ensemble de règles et de principes transmissibles qui seuls constituent un art, les maîtres bohémiens sont ceux qui donnent un libre cours à tous leurs caprices, qui savent traduire leurs fantaisies en rhythmes syncopés comme une escarpolette, qui cadencent ses mouvemens (les mouvemens de la fantaisie) comme si elle allait mener la danse des astres, rhythmes qui répandent ses étincelles en gerbes de trilles, qui la changent en lutin espiègle dont les petites dents aiguës semblent mordiller l’oreille[1]… » Voilà ce que c’est que l’art des Bohémiens. Ce style de M. Liszt me rappelle un passage cité par Bossuet dans son beau livre sur les états d’oraison, dirigé contre les romantiques de l’église de son temps, qu’il a combattus avec une si haute et saine raison. « Que ferez-vous, s’écrie je ne sais plus quel mystique du XVIIe siècle, que ferez-vous, pauvre âme, pour abandonner cette vigne à laquelle vous êtes attachée sans la connaître ? Oh ! le maître y mettra lui-même de petits renards, c’est-à-dire ces défauts qui la ravagent, qui en abattent la fleur. » — « Voilà, ajoute Bossuet, comment ces spirituels bannissent les images et parlent la langue de l’Écriture. »

Les mélodies bohémiennes, comme tous les chants populaires d’origine orientale, ne peuvent être facilement dégagées des rhythmes étranges et irréguliers qui les parcourent, ni des nombreuses notes accessoires dont elles sont surchargées par la fantaisie de l’exécutant. Elles forment un tout original

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