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Quant à Julien, dont, sauf son inimitié contre le christianisme, l’auteur n’avait guère en fait que du bien à dire, il est souvent désigné d’une manière peu obligeante. Son âme est dite pleine de fiel, je ne vois pas bien pourquoi. Ses intentions sont suspectées un peu gratuitement ; sa participation à des violences dans lesquelles rien ne prouve qu’il ait trempé, qu’il a désavouées même, est admise avec trop de facilité. Quelquefois aussi ce qu’il fait de louable est pris en mauvaise part. Dans sa sévérité, Julien, en cela d’accord avec les pères de l’église, détestait les jeux sanglans de l’arène, les pompes dissolues du théâtre. M. de Broglie semble lui faire un reproche de ce qu’enfermé dans la rogue austérité du cynique, il se refusait ces moyens de popularité. Était-ce à un chrétien de l’en blâmer ? Mais il faut tenir compte à M. de Broglie du courage d’esprit que, malgré ses scrupules et ses inclinations personnelles, il a montré dans son récit et dans l’ensemble de ses jugemens sur Constantin et sur Julien ; ce courage est d’autant plus digne de louange qu’on sent qu’il lui a plus coûté.

Un autre courage, et qui ne lui a rien coûté, est celui avec lequel, dans un temps où le goût de la liberté est si rare et son nom si décrié, M. de Broglie a mis en relief dans son ouvrage, avec une éloquente intrépidité, cette idée, je crois profondément vraie, qu’il n’y a de force pour la religion et pour l’église que dans la liberté, que la protection leur est dangereuse, et finit toujours par leur être funeste. La complaisance servile du parti arien représenté par les deux Eusèbe, la fierté de l’orthodoxie indépendante personnifiée dans saint Athanase, sont l’une flétrie, l’autre glorifiée comme elles méritaient de l’être. C’est pour moi la pensée dominante et comme la morale historique du livre, et j’y ai insisté pour cette raison. Il ne faut pas croire pourtant que toute l’œuvre de M. de Broglie soit là : cette œuvre n’est pas une thèse, c’est une histoire. Ne pouvant la faire connaître tout entière, je dois au moins avertir qu’on y trouve autre chose encore que ce que j’y ai signalé, que les sentimens de l’auteur ne se montrent pas seulement dans ses sympathies pour les résistances de l’église au despotisme, et que plusieurs chapitres que j’ai omis complètent le caractère religieux et historique du livre. Je ne voudrais pas que les préférences de celui qui rend compte de ce bel ouvrage pussent tromper personne sur la vraie nature de l’ensemble. Quant aux légères critiques que ma sincère admiration pour l’auteur ne m’a pas empêché de lui soumettre, j’y ai d’autant moins de regret que, si quelques-uns de mes éloges ont pu le compromettre aux yeux de certaines personnes, ces critiques l’aideront, je l’espère, à trouver grâce auprès d’elles.


J.-J. AMPERE.