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Chaque siècle est donc appelé à recommencer ce portrait de l’humanité, dont chacun d’eux augmente et parfois altère la ressemblance. En appliquant leur propre génie à l’intelligence du passé, ils sont exposés à le fausser par un endroit, mais il leur est donné d’y pénétrer par un autre. Ce qui est leur cache tour à tour ce qui a été et le leur révèle. Cela est vrai de tous les temps ; mais il en est de plus favorables que d’autres à cette œuvre, qui doit se reprendre et se perfectionner sans cesse. Les auteurs contemporains sont ceux qui méritent le plus de créance quant à l’exactitude des faits qu’ils rapportent et dont ils ont été témoins, mais ils sont les plus mal placés pour en apprécier le caractère et la portée véritables. Les mieux informés sont en général acteurs en même temps que témoins. Or un témoin qui a pris part à un fait sur lequel il vient déposer est toujours suspect au juge, — et ici le juge est la postérité ; — il est naturel que ce témoin se ménage dans sa déposition, ou même cherche à se faire valoir : on ne peut attendre qu’il soit tout à fait juste pour ceux qu’il accuse, et dont la condamnation importe à son innocence. Même quand l’historien a vécu en dehors des événemens qu’il raconte, il a partagé les opinions, les passions qu’ils ont fait naître. Ces événemens mêmes, il n’a pu les apercevoir que de loin, à travers les illusions de la scène ; il n’a point passé dans la coulisse et derrière le rideau. Perdu dans la foule, qui le pousse en tout sens et l’empêche de bien voir, il est souvent aussi peu en état de raconter les faits qui se sont accomplis autour de lui que ce soldat qui avait passé la journée, dans un chemin creux, à tirer de la boue une pièce de canon, et qui appelait cela avoir vu la bataille d’Austerlitz. L’historien contemporain ne peut donc être l’historien définitif, et on ne saurait guère accepter son œuvre qu’à titre de renseignemens. Après que l’histoire a été faite ou qu’on l’a crue faite ; elle est nécessairement à refaire. Le progrès de la science historique s’accomplit par des efforts constamment répétés, mais ce progrès est très lent. Chaque siècle tire de son sein un résultat nouveau : sa propre manière de voir lui donne parfois l’intelligence de ce que les temps antérieurs n’ont pas découvert ; mais il arrive qu’en mettant en lumière une partie de la vérité historique qui n’avait pas encore été éclairée, on en met une autre dans l’ombre, de sorte que, tout en avançant sur un point, l’histoire recule sur un autre. Elle marche comme le pèlerin qui alla jusqu’à Jérusalem en faisant deux pas en avant et un pas en arrière.

Prenons pour exemple le livre de M. Albert de Broglie sur l’Église et l’Empire au quatrième siècle. Un contemporain ne pouvait pas l’écrire, car au IVe siècle l’historien de l’empire ne pouvait être l’historien de l’église. Le même homme ne pouvait bien raconter