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dans la configuration du sol et dans la direction des veines d’eau qui le parcourent dans tous les sens. Tout ce terrain d’alluvions a été si souvent manié et remanié par les eaux qu’il se compose entièrement d’anciens lits de rivières et d’anciens dépôts de vase alternant ensemble et affectant une direction plus ou moins parallèle ; on dirait d’énormes sillons creusés par quelque géant dans une campagne inondée et séparés l’un de l’autre par des fossés d’une largeur inégale.

Dans cette région marécageuse, la configuration des îles et des péninsules du fleuve change presque incessamment. On dirait que le sol lui-même participe de l’eau pour la mobilité. L’œil se perd dans le dédale des rivières, des canaux qui s’entrecroisent de chaque côté du Mississipi, et cependant la hauteur relative des arbres qui s’élèvent sur les rivages, indique d’une manière tangible, pour ainsi dire, quels ont été les changemens successifs opérés dans le cours des dernières années. En effet, les jeunes arbres semés par les inondations périodiques du Mississipi sont disposés par étages qui se dressent l’un au-dessus de l’autre comme des témoins de l’âge respectif de chaque lit d’alluvions. Toute nouvelle inondation, en apportant son île ou sa langue de sable, apporte aussi des semences qui germent et croissent avec l’uniformité la plus parfaite, de manière à produire des arbres dont les sommets forment une ligne presque aussi horizontale que le niveau du fleuve. Ces lignes tracées dans l’air par les cimes des arbres indiquent exactement quelle était la direction du courant lors de telle ou telle inondation, et dessinent de vraies cartes aériennes des lits successifs du Mississipi pendant les années précédentes. On voit parfois jusqu’à neuf couches d’alluvions vivantes d’arbres superposées avec la plus parfaite régularité, comme les gradins d’un gigantesque escalier de verdure où souvent le peuplier alterne avec le saule. L’eau, cet élément mobile dont on a fait le symbole du changement, la végétation, cette force capricieuse qui n’a jamais produit deux objets identiques, se sont coalisées pour former des massifs tellement géométriques, dans leurs contours, que de loin on les prendrait pour des murailles, des bastions ou autres ouvrages de l’homme. Quand les eaux sont basses et que les berges du fleuve, abruptes et calcinées par le soleil, prennent l’apparence de rochers et de falaises, alors chaque île, chaque promontoire que l’on voit se dessiner dans le lointain semble porter son château-fort, et le Mississipi prend un caractère héroïque, comme le Danube et le Rhin.

La Rivière-Rouge n’est, — qu’on nous permette cette expression, — qu’un affluent provisoire du Mississipi. Dans une période géologique assez rapprochée de nous, cette rivière se déversait dans le