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vie des cours, des douceurs du luxe, des joies de l’opulence, des abus de l’inégalité, dont ils déclinaient les charges. Puis sont venus les jours d’épreuve. Depuis que les événemens ont dû l’avertir d’une déchéance en partie volontaire, l’aristocratie européenne est grondeuse et découragée, quand elle n’est pas présomptueuse et irritée. Tout annonce qu’elle ne regagnera pas le temps perdu.

L’autre ferment révolutionnaire est dans la démocratie, et j’entends par là tout ce qui n’est pas aristocratie. Cette grande masse sociale est loin d’être ce que ses aspirations exigeraient qu’elle fût. C’est pour elle, surtout pour elle, que tourne la roue des siècles. Tous ces redressemens, toutes ces nouveautés dont notre temps se montre si avide, c’est elle au fond qui les veut, c’est pour elle que tout se prépare et s’accomplit. Je ne lui reproche pas de les souhaiter avec ardeur, de les réclamer avec force, de s’y porter même avec une hardiesse impétueuse : je ne lui reproche pas d’avoir des passions, quand elle en a ; mais je lui reproche de ne pas assez se dire qu’elle est au fond maîtresse de ses destinées et qu’elle en est responsable. Il semble souvent qu’elle se regarde encore comme une multitude tour à tour soumise ou révoltée, mais qui, dans la soumission comme dans la révolte, n’espère rien que du maître qu’elle flatte ou qu’elle intimide. De tout ce qui la gêne ou la blesse, elle se fait, non des maux à guérir, mais des griefs à commenter ; elle ne se propose pas d’en triompher, mais d’en tirer vengeance. Quand elle est faible, elle se plaint ; quand elle est forte, elle menace ; quand elle succombe, elle s’abandonne. Ce n’est jamais d’elle-même, c’est toujours d’un autre qu’elle attend réparation. Ainsi, ne considérant jamais son sort comme quelque chose qui dépende d’elle, elle ne le juge pas avec sa raison, mais avec son imagination. Elle ne s’inquiète pas de ce qui est sensé et possible ; elle demande, s’il le faut, l’insensé et le chimérique, puisque son rôle est d’obtenir et jamais d’accorder. Elle mesure ses plaintes sur ses ressentimens, ses exigences sur ses haines. Tour à tour terrible ou puérile, elle agit en esclave rebelle qui veut tout, parce qu’il ne peut rien ; puis, quand l’accès est passé, quand l’obstacle résiste ou que la violence de la tentative en a fait un revers, ou seulement quand l’honnêteté et le bon sens la découragent des vœux extravagans, elle s’apaise, mais elle s’humilie. Elle s’incline devant la plus faible résistance, se désiste de tout, se désabuse de la vérité même, et pour avoir voulu impérieusement que le pouvoir fît tout pour elle, même l’absurde, elle consent qu’il fasse tout contre elle, même l’injuste. On dirait qu’elle ne se croit pas encore affranchie. Elle ne sait donc pas qu’il n’y a plus que des ingénus, et que les nations répondent d’elles-mêmes. C’est parce qu’on préfère le plaisir de renverser le pouvoir à l’honneur