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accès. C’est ici que doit se montrer le génie du législateur. Il n’a peut-être jamais produit un corps politique aussi savamment conçu que le sénat des États-Unis ; je le cite pour en conseiller l’étude plutôt que l’aveugle imitation. Ce n’est pas tout, l’élément conservateur qui réside dans la propriété rurale aura dans tout système électoral raisonnable un rôle considérable à jouer ; mais cet élément n’est pas nécessairement une aristocratie, quoiqu’il ait quelque chose de ce qu’on croit être l’esprit aristocratique.

Je le remarque parce que la France n’a plus et, à parler rigoureusement, n’a jamais eu d’aristocratie. Sa noblesse était trop nombreuse, trop pauvre, trop exclusivement militaire, trop privée de droits politiques, trop peu jalouse d’en acquérir. Un corps dont l’unique rôle dans l’état était de donner, disent les historiens, jusqu’à vingt mille officiers à l’armée, n’était rien comme pouvoir de gouvernement. Quelque glorieux que fût ce privilège, il n’était aristocratique qu’au mauvais sens du mot, c’est-à-dire comme privation de droits pour le mérite, comme une interdiction de la gloire pour le tiers-état. Les vertus militaires ne sont certes pas des vertus vulgaires, mais ce sont précisément les moins aristocratiques de toutes, celles qui ont le moins besoin des traditions de famille, de la stabilité des positions et des fortunes, et l’égalité n’a pas de plus digne théâtre que les champs de bataille. Il est donc trop tard pour chercher dans l’ancienne noblesse un corps politique. Le passé ne se refait pas : on ne peut lui rendre après coup une initiative qu’elle n’a point eue, ni faire, que mariant son existence à celle des états-généraux, elle ait été de bonne heure la promotrice des droits du peuple ; mais si, laissant le passé, on la considère comme formant la partie la plus connue des possesseurs du sol, et si on ne la sépare pas de ce vaste corps de la propriété territoriale, si puissant en France et si résolument conservateur, on trouve là ces garanties d’ordre et de durée qu’on cherche à tort dans une aristocratie, et que l’Angleterre même n’y a pas exclusivement trouvées. Un examen un peu attentif de la société française, surtout depuis 1848, convaincra tout observateur impartial que sous ce rapport nous n’avons rien à envier à nos voisins. Il faudra seulement, si jamais l’on songe à agiter ces questions, que, renonçant à une erreur trop commune, on préfère une résistance indépendante à toute autre, et qu’on se décide à la chercher plutôt dans les propriétaires que dans les fonctionnaires.

Nous arrivons à une des plus fâcheuses différences qui frappent dans la comparaison de la France et de l’Angleterre. Un fait qui n’est que la suite de celui de la centralisation, qui n’est que la centralisation considérée sous une autre face, c’est la multiplicité