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faible brise, nous en prolongions la côte ouest d’assez près pour en distinguer nettement les détails. L’île de Tahuata, où nous devions faire notre première relâche, sort de la mer à peu près sous la forme d’un pain de sucre. Vue par le travers, c’est un toit : le versant occidental défie l’escalade, au moins dans sa partie supérieure. La crête, régulièrement dentelée comme une scie, s’enlève en tons vigoureux sur le ciel. Des ravins pressés comme des sillons zèbrent la montagne et descendent avec une pente qui devient tolérable seulement vers la côte. Une herbe maigre, haute, desséchée, étend sur cette terre comme un tapis de couleur jaune. Çà et là le manteau végétal laisse percer un roc noir comme des scories de fer. Dans le voisinage de la crête, on remarque de bizarres accidens de terrain et une ouverture béante comme l’arche d’un pont qui se présente au navigateur avec un certain air de ruine féodale. Vers trois heures du soir, nous aperçûmes l’entrée de la baie de Vaïtahu, et la brise, devenue plus forte, nous poussa au mouillage.

Vaïtahu est la seule baie de Tahuata qui soit fréquentée par les navires. La population de cette terre vivait à l’époque de notre arrivée sous un régime politique exceptionnel pour les Marquises. En effet, sur ces différentes îles, les tribus se composent de quelques centaines d’hommes et se comptent par vallées, gouvernées chacune par un chef le plus souvent héréditaire. Indépendantes entre elles, ces tribus deviennent ennemies au moindre prétexte et quelquefois sans prétexte. Elles se renforcent alors des tribus alliées; les hostilités commencent, puis, quand on est las de se battre, on fait la paix sans avoir vidé la querelle, sans avoir rien conclu, de sorte qu’une irritation permanente tient en haleine ces petites peuplades, qui, semblables aux familles corses du dernier siècle, couvent toujours de sinistres projets contre leurs voisins. A Tahuata, au contraire, un chef nommé Iotété, après avoir abattu et chassé un de ses frères dont la puissance lui portait ombrage, s’était rendu si redoutable que tous les autres chefs de l’île avaient subi son ascendant, l’avaient reconnu roi, et vivaient en paix sous sa domination.

Peu d’années auparavant, la frégate la Vénus, commandée par M. Dupetit-Thouars, avait mouillé à Vaïtahu, résidence ordinaire de Iotété. Des rapports avec la terre s’établirent, les bons procédés de Français à canaques furent réciproques, et Iotété, qui admirait la force et la beauté de la frégate, voulut, suivant une coutume encore vivante aujourd’hui dans l’archipel polynésien, changer de nom avec le commandant Dupetit-Thouars et devenir son ïkoa[1]. On connaît ce singulier pacte, qui est tout entier à l’avantage de l’une des par-

  1. Ami, frère par alliance.