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à son avènement au pouvoir? Laissons-le répondre lui-même à cette question. « Je sens, écrivait-il au docteur W. Jones, combien je resterais encore loin d’accomplir toutes les réformes que la raison pourrait suggérer et que l’expérience pourrait approuver, quand même je serais libre de faire ce qui me semblerait le meilleur; mais lorsqu’on voit combien il est difficile de mettre en mouvement la grande machine de la société et de changer sa marche, combien il est impossible d’élever brusquement tout un peuple jusqu’aux hautes sphères du droit idéal, on sent la sagesse de la maxime de Solon : Ne point tenter pour les nations plus de bien qu’elles n’en peuvent supporter. Tout se réduira donc probablement à réformer le gaspillage des deniers publics et à éloigner ainsi les vautours qui en font leur proie. » Faire des économies, tel était à peu près tout le programme de Jefferson, programme fort modeste en apparence, mais en réalité fort dangereux pour le pays. L’œuvre des fédéralistes n’était pas à beaucoup près tombée dans le même discrédit que leurs personnes; elle survivait à leur influence, et Jefferson ne se sentait ni en état ni en disposition de l’attaquer de front. Il ne pouvait ni renverser les institutions créées par ses prédécesseurs, ni inventer une autre politique extérieure que celle qu’ils avaient adoptée; mais il pouvait amoindrir le gouvernement qu’ils lui avaient transmis, et laisser perdre aux États-Unis les moyens de faire respecter leur neutralité et de protéger leurs intérêts. Tout le mal qu’il lui fut permis de faire, il le fit pour obéir aux principes démocratiques, pour courtiser la faveur des contribuables et pour nuire à ses ennemis. La prépondérance du pouvoir exécutif lui paraissait menaçante pour la souveraineté populaire; il voulut « le désarmer en lui enlevant la plus grande partie de son patronage par la suppression de toutes les charges inutiles. » L’armée et la marine étaient encore commandées par des officiers dévoués à la politique de Washington et de ses amis; il y avait toujours là un groupe hostile dont la moindre complication à l’extérieur pouvait grossir l’importance: Jefferson voulut, par un système combiné de paix et d’économie à tout prix, « plonger le fédéralisme dans un abîme où il fut condamné à périr sans espoir de résurrection. » Il était avec raison pénétré de la nécessité de maintenir une parfaite harmonie d’esprit entre la nation et ses chefs; il savait qu’il n’y a pour le pouvoir que deux moyens d’atteindre ce résultat, agir sur le pays ou subir son action, user énergiquement de tous les moyens légitimes d’influence dont le gouvernement peut disposer, multiplier les institutions et les fonctions qui lui donnent prise sur l’opinion, ou bien accepter le joug du public. Jefferson repoussait la première de ces politiques comme peu républicaine et peu sûre; il