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le gong a-t-il résonné pour convoquer au festin les deux ou trois cents passagers, que ceux-ci accourent comme des écoliers, attendent avec impatience que les dames soient assises, puis se ruent sur les plats, entassent devant eux les viandes et les pâtisseries, et mettent la table complètement au pillage. Après le repas, les dames retournent dans leur salon réservé, tandis que le sexe fort se dirige vers la table de jeu ou vers la buvette, et s’installe dans la tabagie pour digérer péniblement. Quand les passagers blancs se sont levés de table, les officiers du navire viennent manger à leur tour, puis les domestiques blancs, et enfin les esclaves. Bientôt après sonne l’heure d’un nouveau repas; le gong retentit une seconde fois, et, comme s’ils étaient à jeun, les passagers blancs reviennent avec un appétit formidable se précipiter à la curée. C’est ainsi que festins succèdent à festins, et la vaste table du bord est toujours servie.

Parfois aussi un incendie vient animer cette vie monotone. Il est extrêmement rare qu’un bateau à vapeur chargé de coton ne prenne pas feu une ou plusieurs fois pendant son voyage de descente. Les balles sont empilées tout autour des cabines jusqu’au-dessus du hurricane-deck ; les machines et les chaudières elles-mêmes sont tellement entourées de balles que les chauffeurs ont à peine la place nécessaire pour se mouvoir, et qu’il ne reste plus que deux ou trois pouces d’intervalle entre le fer chauffé au rouge et la matière inflammable; des jours ménagés entre les balles de distance en distance laissent échapper des bouffées d’une intolérable chaleur. Il suffit donc d’une simple étincelle pour causer un incendie prévu, que des pompes disposées d’avance aux endroits les plus dangereux doivent instantanément éteindre. Cependant, les statistiques le disent assez, on ne réussit pas toujours à étouffer les flammes, et depuis 1812, époque du lancement du premier bateau à vapeur sur le Mississipi, plus de quarante mille personnes ont trouvé la mort sur ce fleuve par des incendies, des chocs ou des explosions. La durée moyenne d’un bateau à vapeur n’est que de cinq ans.

A partir de Fort-Adams, on s’approche rapidement de ce qu’on pourrait appeler la zone maritime ou le delta du Mississipi. Le fleuve va se trouver en présence de la mer. C’est un nouvel ordre de phénomènes qui appelle ici l’attention du savant, et qui doit être examiné à part. Le Mississipi ne paraîtra pas moins grand dans sa rencontre avec l’Océan que dans sa longue course à travers les solitudes qui seront un jour les plus riches territoires du continent nord-américain.


ELISEE RECLUS.