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travail s’opère toujours sur un même point du fleuve : au fond de l’anse, érosion; sur la pointe opposée, dépôt d’alluvions. Sur une même rive, le travail géologique du courant change à chaque détour; ici il emporte, plus bas il apporte, plus bas encore il emporte de nouveau, et ainsi jusqu’à la mer. Les alluvions, pendant leur grand voyage, opèrent incessamment un mouvement de zigzag et se promènent d’un bord à l’autre bord.

Quand la résistance opposée par le rivage à l’action du courant qui l’affouille est très forte, le fleuve, sans cesse rejeté, développe son arc de cercle au point de décrire une circonférence presque complète. Sur la même rive, l’anse supérieure et l’anse inférieure se creusent en sens inverse l’une de l’autre, le fleuve rétrécit constamment l’isthme ou cou qui rattache encore la péninsule aux plaines adjacentes; enfin l’isthme disparaît, les deux anses se rejoignent, et le méandre du fleuve devient une parfaite circonférence. Alors toute la masse des eaux se précipite en ligne droite le long de la pente rapide produite par la différence de niveau existant entre les deux anses qui viennent de se rejoindre, tandis que l’eau qui reste dans l’ancien lit y devient paresseuse et dormante. Les flots rapides et bourbeux du lit supérieur effleurent en passant la masse tranquille de l’ancien méandre; par suite de ce frottement, qui retarde leur vitesse, ils laissent tomber les débris terreux qu’ils tenaient en suspension, et c’est ainsi que se forment graduellement des levées de sable et d’argile entre l’ancien et le nouveau lit. Le méandre finit par n’avoir plus aucune communication avec le vrai courant du fleuve; ses eaux deviennent stagnantes, il se transforme en lac. Le nombre de ces lacs annulaires est très grand sur les deux rives du Mississipi; on dirait trois fleuves, dont l’un vivant et rapide roule ses eaux sans interruption de sa source à la mer, tandis que les deux autres, l’un à droite et l’autre à gauche, sont de vrais cadavres, dont les vertèbres éparses le long du fleuve vivant indiquent encore la place où se déroulaient leurs anneaux.

Depuis que les bords du Mississipi sont habités, c’est-à-dire depuis environ cent cinquante ans, trois vastes détours au moins sont devenus des lacs annulaires ou fausses rivières, et ne communiquent plus avec le courant que dans la saison des crues. La première coupure s’opéra vers le commencement du siècle dernier, lorsque les premiers colons français débarquaient en Louisiane. Le gouverneur Iberville eut l’honneur de débarrasser le nouveau canal des troncs d’arbres qui l’obstruaient, et donna à cette partie du fleuve le nom de Pointe-Coupée, qui lui reste encore. Une seconde coupure, connue sous le nom de Fer-à-Cheval (Horse-shoe cut-off), s’est formée d’elle-même, il y a une trentaine d’années, à quelque distance de l’embouchure de l’Arkansas; ce canal évite aux embarcations