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conde production d’un romancier dont le début excita l’an dernier une si étrange curiosité. Les lectrices mondaines semblent avoir gardé pour le Daniel[1] de M. Ernest Feydeau bien peu de l’admiration si légèrement prodiguée à Fanny. Les deux études sont pourtant au fond de la même famille ; l’une est la digne continuation de l’autre, et ne la surpasse que par l’étendue. Pourquoi donc cette indifférence après cet engouement ? Il est certain que M. Feydeau n’a pas pris garde aux soudains retours de sévérité qui s’emparent quelquefois du public. La première opinion, celle des sens, précède le jugement sans appel, celui de l’esprit et de la raison, et cette sorte d’éducation s’accomplit toujours avec une certaine lenteur. Avant de rechercher comment cette réaction peut s’appliquer à Daniel, qu’on nous permette de faire ici une rapide analyse du livre : cette seule exposition nous dispensera de bien des commentaires.

Daniel est un enfant mélancolique, orphelin, élevé dans un vaste hôtel désert, sous la constante surveillance d’un tuteur. Dans cette solitude, il puise l’inévitable coutume de la contrainte, des longues rêveries, des sentimens refoulés, des aspirations héroïques, des plaintes stériles contre un monde qu’il ne connaît point encore. Quand il a vingt ans, son tuteur, obéissant à un système préconçu d’éducation, le laisse tout à coup libre de ses actions ; mais une vie complètement oisive arrête les bienfaits de cette liberté, et plonge Daniel dans un engourdissement, un malaise indéfinissable. Ses premières souffrances lui viennent du monde, dont la conduite et les préceptes sont dans une si parfaite contradiction. Il veut un moment essayer lui-même de cette hypocrisie, il aspire à descendre, mais il ne réussit point à feindre. Sa sincérité lui attire enfin « la haine des jeunes et le dédain amer des vieux. » Pris alors d’un profond scepticisme devant la réalité, il se réfugie nécessairement dans le monde des rêves, et se jette à esprit perdu dans la contemplation et l’extase. — Ce caractère ou plutôt cette apparence de figure typique, car Daniel manque absolument des côtés saillans et précis qui établissent la personnalité, est loin, on le voit, de se recommander par la nouveauté. Cependant l’exposition en est assez habilement faite, et cette première partie est sans contredit la meilleure du livre ; mais à mesure qu’on tourne les pages, on sent qu’on s’avance dans une atmosphère lourde et monotone, au milieu des brouillards de l’action la plus lente, alanguie encore par les nombreux détours d’une forme prétentieuse.

Daniel se laisse marier par son tuteur, et n’obéit en ceci qu’à un vague désir de changement. Nous connaissions déjà la femme qu’il épouse, et l’auteur ne s’est pas mis pour cette nouvelle figure en frais d’invention. Isabelle de Torreins est le calque de Fanny. C’est la même beauté froide, indolente, silencieuse : un marbre mou. « Grande et mince, avec son attitude de roseau penché, ses poses nonchalantes, ses yeux langoureux et les deux longues boucles de ses cheveux suavement déroulées sur ses épaules, elle semblait une âme exilée sur la terre, rêvant au ciel qu’elle avait perdu. » Une telle femme redouble la torpeur de Daniel par ses façons d’agir, et comment agit-elle ! « Elle ne me refusait ni même ne me disputait jamais rien. Elle se sou-

  1. 2 vol. in-12 ; Amyot.