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pouvoir établi. Le lendemain de ces sortes de surprises, l’esprit conservateur est en quelque sorte leur complice, car, se laissant égarer par un faux calcul et ne se piquant pas de chevalerie, il trouve plutôt son compte à les accepter qu’à les combattre. Ainsi, en voulant le repos à tout prix, il perd justement ce qu’il voulait acquérir par le sacrifice de son honneur et de sa fierté.

Le torysme bourgeois ne fonde pas la stabilité; il ne fonde pas non plus la liberté. Ce reproche n’atteint pas l’homme éminent qui a déployé pour la fonder parmi nous tant de talent, de courage et d’éloquence. M. Guizot est un des hommes de notre siècle qui comprennent le mieux la liberté; on n’a pas écrit sur les droits de la presse de plus belles et de plus fortes pages que celles qui se rencontrent çà et là dans le livre même qui fait l’objet de notre étude[1]. Malheureusement le besoin de sécurité, qui forme le premier instinct des sociétés fondées sur l’intérêt, faisait un redoutable contre-poids à ces hautes théories. Plus frappés de l’abus que du droit, les hommes pratiques, dans leurs accès «d’ardent égoïsme, » pour me servir d’une expression excellente de M. Guizot, réclamaient des mesures répressives contre ce qui les effrayait. Deux mois après la révolution de juillet, on déclara parfaitement en vigueur les deux articles 291 et 294 du code pénal ainsi conçus : « Nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours, ou à certains jours marqués, pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société. — Tout individu qui, sans la permission de l’autorité municipale, aura accordé ou consenti l’usage de sa maison, en tout ou en partie, pour la réunion des membres d’une association, même autorisée, ou pour l’exercice d’un culte, sera puni d’une amende de 16 à 200 francs. » Je ne veux pas nier qu’une telle législation ne fût nécessaire; je fais seulement remarquer la bizarrerie d’un peuple qui brise une dynastie pour défendre la liberté, et qui, peu de jours après, est amené à se donner de telles chaînes. Je ne pense pas qu’aucune nation de l’antiquité ou du moyen âge ait jamais connu une loi aussi tyrannique. Supposez une telle loi dans le passé : ni l’académie, ni le lycée, ni le portique, ni le christianisme, ni la réforme, n’eussent été possibles, car ces grands mouvemens ont sans contredit entraîné des réunions de plus de vingt personnes. Cet article-là, appliqué durant un demi-siècle, suffirait pour éteindre dans une société toute initiative intellectuelle et religieuse. M. Dupin réclama au moins les droits de la liberté

  1. Tome Ier, p. 50, 176, 282, 408 et suiv.