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liaire redoutable, qui deviendra bientôt son maître à elle-même. La France, qui n’a pas assez de foi dans la liberté et qui croit trop volontiers que les idées s’imposent autrement que par la marche naturelle des esprits, commet souvent cette erreur. S’imaginant que le progrès s’opère par le dehors et que le bien peut se décréter, elle est satisfaite quand elle a semé au vent ses jardins d’Adonis; elle se fie au soleil pour faire germer ses fleurs sans racines : elle ne voit pas que le seul progrès désirable consiste dans l’amélioration des âmes, l’affermissement des caractères, l’élévation des esprits.

Combien les conditions mêmes du gouvernement de juillet lui rendaient difficile ce rôle neutre et presque effacé, sans lequel il ne peut guère y avoir de royauté solide ni de vraie liberté! Et d’abord le régime nouveau fut et ne pouvait manquer d’être le gouvernement d’une classe. Dans une société où tous les privilèges, tous les droits particuliers, tous les corps ont été détruits, il ne reste, pour constituer un collège de notables, qu’un seul signe, la richesse, dont la mesure est la taxe de l’impôt. Un tel système devait évidemment amener ce que M. Guizot appelle avec assez de justesse un « torysme bourgeois. » Au lieu de représenter des droits, le gouvernement ne pouvait plus représenter que des intérêts. Le matérialisme en politique produit les mêmes effets qu’en morale; il ne saurait inspirer le sacrifice ni par conséquent la fidélité. Le tory bourgeois conçu par M. Guizot est trop dominé par ses intérêts pour devenir un homme vraiment politique. On dira peut-être que ses intérêts bien entendus, en lui faisant sentir le besoin de la stabilité, suppléeront aux principes et l’attacheront solidement à son parti : il n’en est rien. Loin de lui conseiller la fermeté, ses intérêts le porteront à être toujours de l’avis du plus fort. De là ce type fatal sorti de nos révolutions, l’homme d’ordre comme on l’appelle, prêt à tout subir, même ce qu’il déteste; cet éternel Fouché, avec ses perfidies honnêtes, mentant par conscience, et, n’importe qui a vaincu, toujours vainqueur. On hésite parfois à être pour lui trop sévère, on peut soutenir que d’ordinaire un sentiment assez juste des besoins du moment l’a dirigé : il a trahi tous les gouvernemens, il n’a pas trahi la France; mais, je me trompe, il l’a trahie en inaugurant le règne de l’instabilité, de l’égoïsme, de la lâcheté et de cette funeste croyance que le bon citoyen se résigne à tout pour sauver ce qu’il regarde comme la seule chose nécessaire, l’intérêt de sa classe et l’ordre apparent de l’état.

L’Evangile a dit avec raison : « Qui veut sauver sa vie la perd. » L’intérêt ne saurait rien fonder, car, ayant horreur des grandes choses et des dévouemens héroïques, il amène un état de faiblesse et de corruption où une minorité décidée suffit pour renverser le