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Toute la supériorité des états modernes, tous les motifs d’espérer en leur avenir, se résument, selon moi, en ces deux points : 1° une Europe divisée et arrivée à un état d’équilibre stable; 2° une organisation de la royauté qui maintient le pouvoir exécutif hors de toute compétition, arrête les ambitions déréglées, écarte à la fois les tyrannies passagères des pays républicains, tels que la Grèce, l’Italie du moyen âge, et le césarisme démocratique de l’époque romaine. Le roi n’empêche aucun développement légitime de l’activité humaine. Non-seulement il ne peut rien sur la propriété privée, mais ce n’est que par un abus des temps barbares qu’il s’occupe de la religion; la tolérance au moyen âge fut, en somme, représentée par la royauté. Ce dépôt de la continuité d’une nation fait une fois pour toutes entre les mains d’une famille en quelque sorte séquestrée au profit de la communauté, cette façon de retirer le principe de la souveraineté du sein de la nation pour l’hypothéquer sur un domaine spécial, sont assurément l’inverse de la théorie rationnelle de l’organisation des sociétés. Il en sortit néanmoins des états d’une solidité merveilleuse. Tandis que le tyran antique succombe à la première faute ou au premier revers, le roi de France pouvait être un homme aussi méprisable que le fut Louis XV, il pouvait être réduit à une détresse aussi profonde que le fut celle de Charles VII, sans que personne doutât de son droit, de sa fortune et de la mission qu’il remplissait.

L’Angleterre seule, je le crois, a pleinement développé le type de gouvernement que nous venons d’esquisser; c’est là seulement que la féodalité a complètement porté son fruit, qui est le régime parlementaire et la division du pouvoir. Le roi de France, depuis Philippe le Bel, en s’appuyant de préférence sur les jurisconsultes, représentans du principe romain, fait une guerre acharnée aux souverainetés locales, aux libertés provinciales, et cherche à établir un genre de souveraineté fort différente de celle de saint Louis. Au XVIe siècle, la renaissance amène en politique comme en toute chose un retour encore bien plus caractérisé vers les idées de l’antiquité. Les publicistes de cette époque. Italiens pour la plupart ou subissant l’influence de l’Italie, reprennent, soit sous forme républicaine, soit sous forme absolutiste, les principes de l’état à la manière grecque ou romaine : les uns rêvent des utopies démocratiques fondées sur une conception abstraite de l’homme; les autres, vrais corrupteurs des princes, se font les fauteurs de la grande idolâtrie de leur temps, je veux dire de l’adoration sans réserve des souverains puissans. La France en particulier, suivant son goût pour l’uniformité et cette tendance théocratique que le catholicisme porte en lui, arrive à réaliser le phénomène le plus étrange des temps modernes,