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à l’usage de ses compatriotes. Yeh parut fort étonné de voir un journal de cette dimension ; mais à cette première ouverture il ne répondit que par une grimace peu encourageante.

Cependant on se mit en mer. Le vice-roi paya son tribut à l’Océan et supporta courageusement cette dure épreuve. Peu à peu, la santé revenant, le naturel reprit le dessus : Yeh, se voyant en pleine mer, loin du théâtre de sa grandeur et de sa chute, sortit de sa réserve, et daigna causer familièrement avec ses compagnons de route. Il ne lisait jamais ; cet éloignement pour les livres devait paraître assez singulier de la part d’un lettré. « À quoi bon ? disait-il. Je sais par cœur tous les ouvrages que je pourrais lire utilement. » L’évêque de Hong-kong lui avait fait remettre par le capitaine du navire une Bible traduite en chinois. Yeh l’accepta en disant qu’il avait depuis longtemps lu la Bible, que c’était un bon livre, que les ouvrages chrétiens tendent à purifier le cœur, aussi bien que les livres de Tao et de Bouddha ; mais il n’en ouvrit pas une page, et renvoya même la Bible au capitaine. Avant le départ, on lui avait demandé s’il désirait que l’on installât dans les cabines qui lui étaient destinées un autel où il pût faire ses dévotions ; il refusa, disant que cela ne lui était point nécessaire. De temps en temps, il s’asseyait, les jambes croisées, dans l’attitude des idoles chinoises, et le visage tourné vers l’orient ; il ne priait pas, car pour une prière il se serait tourné vers l’occident, où est né Bouddha : s’il regardait l’orient, c’est que l’orient est le principe de vie, de même que l’occident est le principe de mort. Sa religion, s’il en avait une, était sans doute celle de ces bouddhistes de première classe, dont avait parlé au voyageur anglais le bonze de Si-hou, qui dédaignent les pratiques extérieures, bonnes pour le vulgaire, et s’abîment par la contemplation dans cet état d’abstraction perpétuelle où réside la perfection idéale. M. Cooke essaya d’approfondir les croyances religieuses du lettré chinois ; à plusieurs reprises il pressa Yeh de questions sur ce sujet délicat, et il ne put obtenir autre chose qu’une invocation continuelle au « Tao-li. » Qu’est-ce que le Tao-li ? C’est la vraie doctrine, c’est la raison, c’est le principe universel, c’est le but suprême, ou plutôt il n’y a dans notre langage aucun mot pour traduire cette expression, qui revient sans cesse sur les lèvres du lettré chinois. Le Tao-li est immatériel, c’est un principe, et cependant il se retrouve dans les corps. Je ne reproduirai point le chapitre très curieux que M. Cooke consacre à l’explication du Tao-li et à l’exposé de ses conférences religieuses et philosophiques avec le vice-roi. Qu’il me suffise de dire que tout cela n’est en définitive que le panthéisme, et d’après l’exemple de Yeh, il est permis de supposer que les lettrés de la Chine, les disciples de Confucius, lors même qu’ils